Jérémie 33, 14-16 ; Psaume 25 ; 1 Thessaloniciens 3, 12–4, 2 ; Luc 21, 25-36
Jérémie 33, 14-16
Luc 21, 25-36
Ces paroles sont le point d'orgue de l'annonce de Jésus concernant la destruction du Temple, qui commence juste quelques versets avant (Luc 21, 6). « Lorsque vous verrez Jérusalem investie par des armées, sachez alors que sa désolation est proche… En ces jours-là il y aura une grande détresse dans le pays, et de la colère contre ce peuple » (Luc 21, 20 & 23).
Voilà qui renvoie à des perspectives bien sombres, celles qu’annonçait la prophétie de Sophonie, ch. 1, v. 15 : « Jour de colère que ce jour, jour de détresse et d’angoisse, jour de désastre et de désolation, jour de ténèbres et d’obscurité, jour de nuée et de sombres nuages ».
Ce texte de Sophonie est derrière la prophétie de Jésus que nous venons de lire dans l’Évangile de Luc, derrière la colère dans l’Apocalypse, et il a inspiré des réflexions jusqu’au cœur du Moyen Âge, comme le Dies Irae (en français : Jour de colère), célèbre poème apocalyptique écrit en langue latine (XIIe - XIIIe s.) sur le thème du Jugement Dernier — rattaché au texte liturgique de la messe de Requiem.
J’en cite la première partie :
Jour de colère, ce jour-là
réduira le monde en poussière,
David l’atteste, et la Sibylle.
Quelle terreur nous saisira,
lorsque le juge apparaîtra
pour tout scruter avec rigueur !
L’étrange son de la trompette,
se répandant sur les tombeaux,
nous jettera au pied du trône.
La Mort, surprise, et la nature,
verront se lever tous les hommes,
pour comparaître face au Juge.
Le livre alors sera produit,
où tous nos actes seront inscrits ;
tout d’après lui sera jugé.
Lorsque le Juge siégera,
tous les secrets apparaîtront,
rien ne restera impuni.
Le Dies Irae parle, comme Sophonie et notre texte de l’Évangile de Luc, de la colère de Dieu. Voilà qui est troublant, sachant ce qu’est la colère ! Colère de Dieu ? Dieu en proie à une des racines de tout péché ? Puisque, toujours selon les médiévaux, la colère est un des fameux péchés-racines (c'est le sens de « péchés capitaux »), c’est à dire péché qui en produit d’autres, et elle n’en est pas un des moindres ! Où, parlant de Jour de colère, il faut faire un détour par là pour ne pas tout confondre !… Quand l'actualité nous donne à beaucoup entendre parler de colère ces derniers temps…
Un contemporain du Nouveau Testament, précepteur de Néron, Sénèque (-4 – +65), philosophe de l’école stoïcienne — bien placé comme précepteur de cet empereur capricieux et donc sujet à la colère, Sénèque a écrit un ouvrage Sur la colère (De Ira). Je le cite :
« L’homme en proie à la colère, écrit-il (De Ira, Livre I) n’a plus toute sa raison. Certains la nomment courte folie. On ne peut la cacher : elle se donne à voir et éclate à découvert.
Jamais aucun fléau n’a coûté à l’humanité plus que la colère. Ses effets ont été dévastateurs, aussi bien à l’échelle individuelle qu’à l’échelle collective.
La colère ne vient pas que de l’offense, mais parfois aussi du pressentiment et de l’intention du mal.
Les formes et les modifications de la colère sont infinies.
La colère n’est pas dans la nature de l’homme. Elle a soif de vengeance. Le châtiment, lui, n’est utile que lorsqu’il s’appuie sur la raison et la justice — pas sur la colère.
Et il est plus facile d’étouffer la colère dans son germe que de la contrôler, car une fois ébranlée, l’âme se laisse emporter par la passion. Elle s’installe comme un droit et ne suit plus que ses caprices. L’âme s’identifie alors à cette passion et la raison ne peut plus se relever. Même ceux qui semblent contenir la colère le font au risque de ne pouvoir exercer l’usage de la raison, là où elle aurait suffit pour arriver à ses fins. Une colère qui écoute la raison n’est plus une colère et la raison n’a point besoin d’une aveugle auxiliaire. Modérer la colère ne revient qu’à obtenir un mal modéré. La colère n’a rien d’utile. La vertu n’a pas besoin de faire appel au vice.
Même quand le vice aurait parfois produit quelque bien, ce n’est pas une raison pour l’adopter et l’employer. La colère ne veut pas être éclairée ; la vérité, en fait, l’indigne, à la différence de la raison. La colère n’est que boursouflée, humeur viciée, une enflure funeste. Elle n’a rien de noble ni d’élevé. Elle n’a rien d’une marque de grandeur, sinon l’auraient aussi la luxure, l’avarice et l’ambition… »
Quelques siècles auparavant, le précepteur d'un autre empereur, Grec celui-là, Alexandre, son précepteur le philosophe Aristote (384 av. J.-C. – 322 av. J.-C.) disait que la colère est irraisonnée. Désir de vengeance, elle est le contraire du calme. Le calme est un retour de l’âme à l’état normal et un apaisement de la colère.
Elle peut et doit retomber. Et, dit-il : ce qui fait tomber la colère est l’acte de repentance, d’humiliation, ou le fait d’agir avec considération. On devient calme après avoir épuisé sa colère contre un autre. La colère peut guérir avec le temps. Si la colère peut porter à la haine, elle s’accompagne de peine, non la haine. La repentance est un précédent nécessaire, car, note-t-il, il y a de l’assurance dans le sentiment de la colère, du fait de l’impression de subir une injustice (impression éventuellement justifiée, j'y reviens).
C’est là la colère de l’homme (qui, rappelle Jacques, ch. 1 v. 20, « n’accomplit pas la justice de Dieu » !) ; la colère des hommes relevant de l’abdication de la raison. C’est ainsi que ce qu’on appelle un peu imprudemment la colère de Jésus chassant les marchands du Temple ne le laisse à aucun moment abdiquer sa raison. La force d’indignation de ce genre de colère-là (qui, elle, est positive, selon plusieurs penseurs, dont le même Aristote, et après lui, Thomas d'Aquin, contemporain de l’époque du Dies Irae) ; cette indignation-là ne le fait pas basculer hors de lui-même ! (Et, toujours selon Thomas d'Aquin, ce serait même « un vice de ne pas ressentir la colère qui résulte du jugement de la raison » contre l’injustice ! — 2a 2ae, qu. 158, a. 8 resp., citant Chrysostome.)
Où l’attribution à Dieu, seul sage, de la colère, ne nous dit pas qu’il perd la raison ! — mais nous permet de comprendre, comme en image, à quel degré de dégradation est tombée l’humanité censée être à son image ! Devenue injuste. Et dès lors la perspective de la colère de Dieu nous invite à veiller contre la nôtre ! Puisque ce texte nous conduit — on va le voir — au Gethsémané ; au moment où Jésus invite les siens à veiller. Cette vigilance dont Pierre va bientôt manquer en cédant à la colère qui le verra blesser gravement le soldat venu arrêter Jésus. Pierre qui n’a pas compris alors que la colère de l’homme n’accomplit pas la justice de Dieu. Pierre qui auparavant s’est fait traiter pour cela même de satan : ce n’est pas la colère de l’homme qui accomplit la justice de Dieu (qu’évoque ce qu’en image on appelle sa « colère »), ce n’est pas la colère de l’homme qui accomplit la justice, mais la croix, que la colère de Pierre voudrait éviter à Jésus !
À l’époque où Jésus donne la prophétie rapportée dans ce texte de Luc, son pays est sous domination romaine depuis 63 av. J.C., donc depuis presque une centaine d’années. La Judée a cessé d’être un royaume juif depuis la mort d’Hérode le Grand, en 4 av. J.C., environ trente ou quarante ans avant. Lorsque César Auguste chasse de son trône le fils d’Hérode, Archélaüs, en 6 ap. J.C., il nomme à sa place un préfet romain. Le préfet de Judée est le fameux Ponce-Pilate, qui quelques heures plus tard participera au jeu des dirigeants de la région se renvoyant les responsabilités lors du procès de Jésus.
C’est donc sur cette Palestine juive déjà largement soumise aux Romains que Jésus prophétise. Question de lucidité sur la continuation probable de l’évolution de la situation, jusqu’à la ruine de Jérusalem : Dieu est las de notre état, humanité injuste, inapte à remédier à une situation où les abîmes ne font que se creuser. Le jugement ne tardera plus à tomber comme l’évolution du pays n’en laisse que peu de doutes. Le filet va bientôt s’abattre, comme ultimement il s’abattra sur tous. Jour de colère. L'an 70 est proche.
C’est dans le cadre de cette menace que Jésus enseigne ses disciples, nous enseigne, à percevoir, du cœur de la douleur, le signe de l’inespéré, le signe de sa venue en gloire ; et enseigne pour la même occasion aux adeptes du « tout va bien » — du moins à ceux qui voudraient bien entendre sa voix à travers les musiques de leurs fêtes, — que les temps ne sont pas à la fête. Jésus appelle ses disciples à se placer dans la joie de l’inespéré au cœur de la détresse qui va les frapper.
C’est au cœur de tout cela que la parabole du figuier vient se placer dans ce texte, comme une vraie parole de consolation : lorsque la détresse aura atteint une intensité insurmontable, alors, loin de devoir désespérer, vous saurez que vous avez là le signe de la venue du Royaume, de la consolation de Dieu. De même que pour le figuier : lorsque les pousses deviennent tendres, vous savez que l’été est proche : l’été et non pas l’hiver.
De même, lorsque la détresse devient insupportable, au point que non seulement Jérusalem est ravagée, mais que les puissances des cieux même en viennent à trembler, que le soleil et la lune palissent et que les étoiles s’effondrent ; au sein même d’une telle détresse, sachez percevoir la promesse de Dieu, sachez voir en cette détresse le signe de la venue du Prince de la consolation, prêt à envoyer ses anges pour le bonheur de son peuple rassemblé à l’ombre du figuier dans l’été qui s’approche.
En tout cela, c’est bien sûr d’abord de la catastrophe de 70 qu’il est question : la ruine de Jérusalem et la destruction du Temple qui marque la fin du monde et annonce dès lors le temps du Royaume. Jésus invite à savoir entendre, du cœur de la détresse, la consolation du figuier : l’été s’approche. Cela dit, n’allons pas penser, puisque les événements, sur le plan historique, touchent l’Israël du premier siècle, que les avertissements de Jésus ne nous concernent pas !
Les temps ne sont jamais à la fête pour les pèlerins de l’exil. Et plus l’histoire avance dans les ténèbres de la fin déjà advenue en 70, plus le temps du filet est proche. « Veillez et priez en tout temps », dit Jésus (v. 36) à ses disciples. Le Seigneur viendra à l’heure où nous n’y penserons pas, puisque ce jour est ignoré de tous. Sur nous aussi, le filet va bientôt tomber.
Où en sera le serviteur que le Maître trouvera, à sa venue, préoccupé d’autre chose que de veiller, à autre chose qu’à sa tâche de vigilance ? La vigilance est ce qui rend pleinement disponible au maître, qui peut venir d’un moment à l’autre. Sommes-nous disponibles ? — à quoi que nous demande le maître ? Recevoir cette disponibilité n’est pas sans difficulté, peut-être même douleur. Le monde est engourdi dans un brouillard qui peut nous cacher l’espérance. Il risque même de nous rendre amère l’espérance apparemment interminable de la justice de Dieu.
La justice de Dieu que la colère de l’homme n’accomplit évidemment pas, vient dans les heures qui suivent notre texte : par la croix : Dieu qui accomplit la justice par sa miséricorde déployée à la croix. C’est la qu’est advenu le jour, l’heure que nul ne connaissait. La puissance et la gloire du Fils de l’homme déployées… à la croix. Le Règne de Dieu venu avec puissance. C’est ce qui rend urgente la vigilance, la prière du cœur : entre dans ta chambre, la chambre de ton cœur, seul avec Dieu, au pied de la croix.
La vigilance à laquelle nous sommes appelés concerne la justice du Royaume que Jésus a dévoilée à la croix, où il nous invite à la rechercher. Une justice qui consiste en un autre exercice de nos tâches, selon d’autres règles. Cela peut aller à y regarder de près jusqu’au partage concret des richesses, matérielles et spirituelles, qui qualifient nos tâches. À nous de discerner quelles sont les responsabilités précises que Dieu nous a confiées, en fonction des richesses, matérielles comme spirituelles, qu’il nous a octroyées. Serons-nous de ceux qui ne se seront pas endormis du sommeil de ce monde ?
Demain, tout à l’heure, le filet s’abattra sur nous. « Veillez donc », pour être debout devant le Christ en croix, disponibles à Dieu, à tout appel qu’il peut vous adresser, à l’appel qu’il vous adresse en ce moment !
Je reprends le Dies Irae en sa deuxième partie, qui souligne aussi combien c’est à la croix que s’est accomplie la colère miséricordieuse de Dieu :
Dans ma misère, alors, que dire ?
Quel protecteur vais-je implorer,
quand le juste est à peine sûr ?
Roi de majesté redoutable,
qui sauves les élus par grâce,
sauve-moi donc, source d’amour.
Rappelle-toi, Jésus très bon,
c’est pour moi que tu es venu,
ne me perds pas en ce jour-là.
À me chercher tu as peiné,
Par ta Passion tu m’as sauvé,
qu’un tel labeur ne soit pas vain !
Tu serais juste en condamnant,
mais accorde-moi ton pardon
avant que j’aie à rendre compte.
Vois, je gémis comme un coupable
et le péché rougit mon front ;
mon Dieu, pardonne à qui t’implore.
Tu as absout Marie de Magdala
et exaucé le malfaiteur sur sa croix ;
tu m’as aussi donné espoir.
Mes prières ne sont pas dignes,
mais toi, si bon, fais par pitié,
que j’évite le tourment.
Parmi tes brebis place-moi,
me gardant des boucs,
et m’élevant à ta droite.
Si les méchants, couverts de honte,
sont voués au tourment,
appelle-moi en bénédiction.
En m’inclinant je te supplie,
le cœur broyé comme la cendre :
prends soin de mes derniers moments.
Jour de larmes que ce jour là,
où surgira de la poussière
le pécheur, pour être jugé !
Daigne, mon Dieu, lui pardonner.
Bon Jésus, notre Seigneur,
accorde-leur le repos. Amen.
Jérémie 33, 14-16
14 Des jours viennent – oracle du SEIGNEUR – où j’accomplirai la promesse que j’ai faite à la communauté d’Israël et à la communauté de Juda.
15 En ce temps-là, à ce moment même, je ferai croître pour David un rejeton légitime qui défendra le droit et la justice dans le pays.
16 En ce temps-là, Juda sera sauvée et Jérusalem habitera en sécurité. Voici le nom dont on la nommera : « Le SEIGNEUR, c’est lui notre justice. »
Luc 21, 25-36
25 « Il y aura des signes dans le soleil, la lune et les étoiles, et sur la terre les nations seront dans l’angoisse, épouvantées par le fracas de la mer et son agitation,
26 tandis que les hommes défailliront de frayeur dans la crainte des malheurs arrivant sur le monde ; car les puissances des cieux seront ébranlées.
27 Alors, ils verront le Fils de l’homme venir entouré d’une nuée dans la plénitude de la puissance et de la gloire.
28 « Quand ces événements commenceront à se produire, redressez-vous et relevez la tête, car votre délivrance est proche. »
29 Et il leur dit une comparaison : « Voyez le figuier et tous les arbres :
30 dès qu’ils bourgeonnent vous savez de vous-mêmes, à les voir, que déjà l’été est proche.
31 De même, vous aussi, quand vous verrez cela arriver, sachez que le Règne de Dieu est proche.
32 En vérité, je vous le déclare, cette génération ne passera pas que tout n’arrive.
33 Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas.
34 « Tenez-vous sur vos gardes, de crainte que vos cœurs ne s’alourdissent dans l’ivresse, les beuveries et les soucis de la vie, et que ce jour-là ne tombe sur vous à l’improviste,
35 comme un filet ; car il s’abattra sur tous ceux qui se trouvent sur la face de la terre entière.
36 Mais restez éveillés dans une prière de tous les instants pour être jugés dignes d’échapper à tous ces événements à venir et de vous tenir debout devant le Fils de l’homme. »
*
Ces paroles sont le point d'orgue de l'annonce de Jésus concernant la destruction du Temple, qui commence juste quelques versets avant (Luc 21, 6). « Lorsque vous verrez Jérusalem investie par des armées, sachez alors que sa désolation est proche… En ces jours-là il y aura une grande détresse dans le pays, et de la colère contre ce peuple » (Luc 21, 20 & 23).
Voilà qui renvoie à des perspectives bien sombres, celles qu’annonçait la prophétie de Sophonie, ch. 1, v. 15 : « Jour de colère que ce jour, jour de détresse et d’angoisse, jour de désastre et de désolation, jour de ténèbres et d’obscurité, jour de nuée et de sombres nuages ».
Ce texte de Sophonie est derrière la prophétie de Jésus que nous venons de lire dans l’Évangile de Luc, derrière la colère dans l’Apocalypse, et il a inspiré des réflexions jusqu’au cœur du Moyen Âge, comme le Dies Irae (en français : Jour de colère), célèbre poème apocalyptique écrit en langue latine (XIIe - XIIIe s.) sur le thème du Jugement Dernier — rattaché au texte liturgique de la messe de Requiem.
J’en cite la première partie :
Jour de colère, ce jour-là
réduira le monde en poussière,
David l’atteste, et la Sibylle.
Quelle terreur nous saisira,
lorsque le juge apparaîtra
pour tout scruter avec rigueur !
L’étrange son de la trompette,
se répandant sur les tombeaux,
nous jettera au pied du trône.
La Mort, surprise, et la nature,
verront se lever tous les hommes,
pour comparaître face au Juge.
Le livre alors sera produit,
où tous nos actes seront inscrits ;
tout d’après lui sera jugé.
Lorsque le Juge siégera,
tous les secrets apparaîtront,
rien ne restera impuni.
*
Le Dies Irae parle, comme Sophonie et notre texte de l’Évangile de Luc, de la colère de Dieu. Voilà qui est troublant, sachant ce qu’est la colère ! Colère de Dieu ? Dieu en proie à une des racines de tout péché ? Puisque, toujours selon les médiévaux, la colère est un des fameux péchés-racines (c'est le sens de « péchés capitaux »), c’est à dire péché qui en produit d’autres, et elle n’en est pas un des moindres ! Où, parlant de Jour de colère, il faut faire un détour par là pour ne pas tout confondre !… Quand l'actualité nous donne à beaucoup entendre parler de colère ces derniers temps…
*
Un contemporain du Nouveau Testament, précepteur de Néron, Sénèque (-4 – +65), philosophe de l’école stoïcienne — bien placé comme précepteur de cet empereur capricieux et donc sujet à la colère, Sénèque a écrit un ouvrage Sur la colère (De Ira). Je le cite :
« L’homme en proie à la colère, écrit-il (De Ira, Livre I) n’a plus toute sa raison. Certains la nomment courte folie. On ne peut la cacher : elle se donne à voir et éclate à découvert.
Jamais aucun fléau n’a coûté à l’humanité plus que la colère. Ses effets ont été dévastateurs, aussi bien à l’échelle individuelle qu’à l’échelle collective.
La colère ne vient pas que de l’offense, mais parfois aussi du pressentiment et de l’intention du mal.
Les formes et les modifications de la colère sont infinies.
La colère n’est pas dans la nature de l’homme. Elle a soif de vengeance. Le châtiment, lui, n’est utile que lorsqu’il s’appuie sur la raison et la justice — pas sur la colère.
Et il est plus facile d’étouffer la colère dans son germe que de la contrôler, car une fois ébranlée, l’âme se laisse emporter par la passion. Elle s’installe comme un droit et ne suit plus que ses caprices. L’âme s’identifie alors à cette passion et la raison ne peut plus se relever. Même ceux qui semblent contenir la colère le font au risque de ne pouvoir exercer l’usage de la raison, là où elle aurait suffit pour arriver à ses fins. Une colère qui écoute la raison n’est plus une colère et la raison n’a point besoin d’une aveugle auxiliaire. Modérer la colère ne revient qu’à obtenir un mal modéré. La colère n’a rien d’utile. La vertu n’a pas besoin de faire appel au vice.
Même quand le vice aurait parfois produit quelque bien, ce n’est pas une raison pour l’adopter et l’employer. La colère ne veut pas être éclairée ; la vérité, en fait, l’indigne, à la différence de la raison. La colère n’est que boursouflée, humeur viciée, une enflure funeste. Elle n’a rien de noble ni d’élevé. Elle n’a rien d’une marque de grandeur, sinon l’auraient aussi la luxure, l’avarice et l’ambition… »
Quelques siècles auparavant, le précepteur d'un autre empereur, Grec celui-là, Alexandre, son précepteur le philosophe Aristote (384 av. J.-C. – 322 av. J.-C.) disait que la colère est irraisonnée. Désir de vengeance, elle est le contraire du calme. Le calme est un retour de l’âme à l’état normal et un apaisement de la colère.
Elle peut et doit retomber. Et, dit-il : ce qui fait tomber la colère est l’acte de repentance, d’humiliation, ou le fait d’agir avec considération. On devient calme après avoir épuisé sa colère contre un autre. La colère peut guérir avec le temps. Si la colère peut porter à la haine, elle s’accompagne de peine, non la haine. La repentance est un précédent nécessaire, car, note-t-il, il y a de l’assurance dans le sentiment de la colère, du fait de l’impression de subir une injustice (impression éventuellement justifiée, j'y reviens).
C’est là la colère de l’homme (qui, rappelle Jacques, ch. 1 v. 20, « n’accomplit pas la justice de Dieu » !) ; la colère des hommes relevant de l’abdication de la raison. C’est ainsi que ce qu’on appelle un peu imprudemment la colère de Jésus chassant les marchands du Temple ne le laisse à aucun moment abdiquer sa raison. La force d’indignation de ce genre de colère-là (qui, elle, est positive, selon plusieurs penseurs, dont le même Aristote, et après lui, Thomas d'Aquin, contemporain de l’époque du Dies Irae) ; cette indignation-là ne le fait pas basculer hors de lui-même ! (Et, toujours selon Thomas d'Aquin, ce serait même « un vice de ne pas ressentir la colère qui résulte du jugement de la raison » contre l’injustice ! — 2a 2ae, qu. 158, a. 8 resp., citant Chrysostome.)
Où l’attribution à Dieu, seul sage, de la colère, ne nous dit pas qu’il perd la raison ! — mais nous permet de comprendre, comme en image, à quel degré de dégradation est tombée l’humanité censée être à son image ! Devenue injuste. Et dès lors la perspective de la colère de Dieu nous invite à veiller contre la nôtre ! Puisque ce texte nous conduit — on va le voir — au Gethsémané ; au moment où Jésus invite les siens à veiller. Cette vigilance dont Pierre va bientôt manquer en cédant à la colère qui le verra blesser gravement le soldat venu arrêter Jésus. Pierre qui n’a pas compris alors que la colère de l’homme n’accomplit pas la justice de Dieu. Pierre qui auparavant s’est fait traiter pour cela même de satan : ce n’est pas la colère de l’homme qui accomplit la justice de Dieu (qu’évoque ce qu’en image on appelle sa « colère »), ce n’est pas la colère de l’homme qui accomplit la justice, mais la croix, que la colère de Pierre voudrait éviter à Jésus !
À l’époque où Jésus donne la prophétie rapportée dans ce texte de Luc, son pays est sous domination romaine depuis 63 av. J.C., donc depuis presque une centaine d’années. La Judée a cessé d’être un royaume juif depuis la mort d’Hérode le Grand, en 4 av. J.C., environ trente ou quarante ans avant. Lorsque César Auguste chasse de son trône le fils d’Hérode, Archélaüs, en 6 ap. J.C., il nomme à sa place un préfet romain. Le préfet de Judée est le fameux Ponce-Pilate, qui quelques heures plus tard participera au jeu des dirigeants de la région se renvoyant les responsabilités lors du procès de Jésus.
C’est donc sur cette Palestine juive déjà largement soumise aux Romains que Jésus prophétise. Question de lucidité sur la continuation probable de l’évolution de la situation, jusqu’à la ruine de Jérusalem : Dieu est las de notre état, humanité injuste, inapte à remédier à une situation où les abîmes ne font que se creuser. Le jugement ne tardera plus à tomber comme l’évolution du pays n’en laisse que peu de doutes. Le filet va bientôt s’abattre, comme ultimement il s’abattra sur tous. Jour de colère. L'an 70 est proche.
*
C’est dans le cadre de cette menace que Jésus enseigne ses disciples, nous enseigne, à percevoir, du cœur de la douleur, le signe de l’inespéré, le signe de sa venue en gloire ; et enseigne pour la même occasion aux adeptes du « tout va bien » — du moins à ceux qui voudraient bien entendre sa voix à travers les musiques de leurs fêtes, — que les temps ne sont pas à la fête. Jésus appelle ses disciples à se placer dans la joie de l’inespéré au cœur de la détresse qui va les frapper.
C’est au cœur de tout cela que la parabole du figuier vient se placer dans ce texte, comme une vraie parole de consolation : lorsque la détresse aura atteint une intensité insurmontable, alors, loin de devoir désespérer, vous saurez que vous avez là le signe de la venue du Royaume, de la consolation de Dieu. De même que pour le figuier : lorsque les pousses deviennent tendres, vous savez que l’été est proche : l’été et non pas l’hiver.
De même, lorsque la détresse devient insupportable, au point que non seulement Jérusalem est ravagée, mais que les puissances des cieux même en viennent à trembler, que le soleil et la lune palissent et que les étoiles s’effondrent ; au sein même d’une telle détresse, sachez percevoir la promesse de Dieu, sachez voir en cette détresse le signe de la venue du Prince de la consolation, prêt à envoyer ses anges pour le bonheur de son peuple rassemblé à l’ombre du figuier dans l’été qui s’approche.
En tout cela, c’est bien sûr d’abord de la catastrophe de 70 qu’il est question : la ruine de Jérusalem et la destruction du Temple qui marque la fin du monde et annonce dès lors le temps du Royaume. Jésus invite à savoir entendre, du cœur de la détresse, la consolation du figuier : l’été s’approche. Cela dit, n’allons pas penser, puisque les événements, sur le plan historique, touchent l’Israël du premier siècle, que les avertissements de Jésus ne nous concernent pas !
Les temps ne sont jamais à la fête pour les pèlerins de l’exil. Et plus l’histoire avance dans les ténèbres de la fin déjà advenue en 70, plus le temps du filet est proche. « Veillez et priez en tout temps », dit Jésus (v. 36) à ses disciples. Le Seigneur viendra à l’heure où nous n’y penserons pas, puisque ce jour est ignoré de tous. Sur nous aussi, le filet va bientôt tomber.
Où en sera le serviteur que le Maître trouvera, à sa venue, préoccupé d’autre chose que de veiller, à autre chose qu’à sa tâche de vigilance ? La vigilance est ce qui rend pleinement disponible au maître, qui peut venir d’un moment à l’autre. Sommes-nous disponibles ? — à quoi que nous demande le maître ? Recevoir cette disponibilité n’est pas sans difficulté, peut-être même douleur. Le monde est engourdi dans un brouillard qui peut nous cacher l’espérance. Il risque même de nous rendre amère l’espérance apparemment interminable de la justice de Dieu.
La justice de Dieu que la colère de l’homme n’accomplit évidemment pas, vient dans les heures qui suivent notre texte : par la croix : Dieu qui accomplit la justice par sa miséricorde déployée à la croix. C’est la qu’est advenu le jour, l’heure que nul ne connaissait. La puissance et la gloire du Fils de l’homme déployées… à la croix. Le Règne de Dieu venu avec puissance. C’est ce qui rend urgente la vigilance, la prière du cœur : entre dans ta chambre, la chambre de ton cœur, seul avec Dieu, au pied de la croix.
La vigilance à laquelle nous sommes appelés concerne la justice du Royaume que Jésus a dévoilée à la croix, où il nous invite à la rechercher. Une justice qui consiste en un autre exercice de nos tâches, selon d’autres règles. Cela peut aller à y regarder de près jusqu’au partage concret des richesses, matérielles et spirituelles, qui qualifient nos tâches. À nous de discerner quelles sont les responsabilités précises que Dieu nous a confiées, en fonction des richesses, matérielles comme spirituelles, qu’il nous a octroyées. Serons-nous de ceux qui ne se seront pas endormis du sommeil de ce monde ?
Demain, tout à l’heure, le filet s’abattra sur nous. « Veillez donc », pour être debout devant le Christ en croix, disponibles à Dieu, à tout appel qu’il peut vous adresser, à l’appel qu’il vous adresse en ce moment !
Je reprends le Dies Irae en sa deuxième partie, qui souligne aussi combien c’est à la croix que s’est accomplie la colère miséricordieuse de Dieu :
Dans ma misère, alors, que dire ?
Quel protecteur vais-je implorer,
quand le juste est à peine sûr ?
Roi de majesté redoutable,
qui sauves les élus par grâce,
sauve-moi donc, source d’amour.
Rappelle-toi, Jésus très bon,
c’est pour moi que tu es venu,
ne me perds pas en ce jour-là.
À me chercher tu as peiné,
Par ta Passion tu m’as sauvé,
qu’un tel labeur ne soit pas vain !
Tu serais juste en condamnant,
mais accorde-moi ton pardon
avant que j’aie à rendre compte.
Vois, je gémis comme un coupable
et le péché rougit mon front ;
mon Dieu, pardonne à qui t’implore.
Tu as absout Marie de Magdala
et exaucé le malfaiteur sur sa croix ;
tu m’as aussi donné espoir.
Mes prières ne sont pas dignes,
mais toi, si bon, fais par pitié,
que j’évite le tourment.
Parmi tes brebis place-moi,
me gardant des boucs,
et m’élevant à ta droite.
Si les méchants, couverts de honte,
sont voués au tourment,
appelle-moi en bénédiction.
En m’inclinant je te supplie,
le cœur broyé comme la cendre :
prends soin de mes derniers moments.
Jour de larmes que ce jour là,
où surgira de la poussière
le pécheur, pour être jugé !
Daigne, mon Dieu, lui pardonner.
Bon Jésus, notre Seigneur,
accorde-leur le repos. Amen.
R.P., Poitiers, 2.12.18
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