dimanche 25 octobre 2020

Cœur de la Loi biblique




Exode 22, 20-26 ; Psaume 18 ; 1 Thessaloniciens 1, 5-10 ; Matthieu 22, 34-40 

Matthieu 22, 34-40
34 Apprenant qu’il avait fermé la bouche aux Sadducéens, les Pharisiens se réunirent.
35 Et l’un d’eux, un légiste, lui demanda pour l’éprouver :
36 "Maître, quel est le grand commandement dans la Loi ?"
37 Jésus lui déclara : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée.
38 C’est là le grand, le premier commandement.
39 Un second est aussi important : Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
40 De ces deux commandements dépendent toute la Loi et les Prophètes."


Aimer Dieu et le prochain. Voilà qui nous conduit au cœur de notre actualité tragique : Dieu, nul ne l’a jamais vu et donc prétendre l’aimer implique reconnaître la valeur infinie de chacune et chacun, faits à son image, en qui uniquement il nous est présenté, et pas dans la façon dont on s’en fait une idole. (« Si quelqu'un dit : J'aime Dieu, et qu'il haïsse son frère, c'est un menteur ; car celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment peut-il aimer Dieu qu'il ne voit pas? » 1 Jn 4, 20). Ce résumé de la Loi, aimer Dieu et le prochain, est un classique. La question pour les pharisiens est de voir si Jésus le sait. Il vient de donner aux sadducéens, sur la résurrection des morts, une argumentation qui est exactement la même que celle des pharisiens. Alors ils veulent pousser plus loin, voir jusqu’à quel point il connaît l’enseignement biblique. Ils le mettent donc à l’épreuve… (Plutôt que lui « tendre un piège » comme le disent beaucoup de traductions. Ce n’est pas piéger quelqu’un que le questionner sur le cœur des choses.) Question centrale donc : quel est le premier commandement ? Et, réponse de Jésus, il rappelle ce qu’en dit la Loi : l’accord est total avec les pharisiens.

Ce faisant, on est aussi au cœur de la justification par la foi seule — rappelée en ce dimanche de commémoration la Réformation —, qui fonde dans le premier commandement l’accomplissement de tous les autres, selon Luther, dans le Traité de la Liberté du chrétien :

« Car, écrit-il, il n’est pas possible d’honorer Dieu sans lui reconnaître la véracité et toutes les qualités, comme il les possède d’ailleurs vraiment. C’est ce que ne fait aucune bonne œuvre, mais seule le fait la foi du cœur.
Aussi est-ce en elle seule que l’homme devient juste et satisfait aux exigences de tous les commandements. Car celui qui satisfait aux exigences du premier et du plus important d’entre les commandements satisfera sûrement et aisément aux exigences de tous les autres commandements. »


Du premier commandement découlent, via le second, tous les autres. Ainsi le rappelle Paul :

Romains 14, 8-10
8 Ne devez rien à personne, si ce n’est de vous aimer les uns les autres ; car qui aime les autres a rempli la loi.
9 En effet, les commandements : Tu ne commettras point d’adultère, tu ne tueras point, tu ne déroberas point, tu ne convoiteras point, et ceux qu’il peut encore y avoir, se résument dans cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
10 L’amour ne fait point de mal au prochain : l’amour est donc la plénitude de la loi.


Pour illustrer combien l’accord est profond entre Jésus et l’enseignement pharisien, rappelons une petite histoire donnée dans le judaïsme rabbinique et pharisien, sur le cœur du sens du temple d’où sourd le cœur de la Loi de Dieu…

« Le roi Salomon avait hérité de son père David de grandes richesses qu'il avait su, grâce à la sagesse de son gouvernement, faire prospérer. Chacun de ses desseins était toujours mené à bien, et sa gloire se répandait dans le monde entier. Mais, au fond de son cœur, Salomon demeurait attristé.

"À quoi me servent tous ces trésors, si les années s'écoulent sans que soit remplie la promesse faite à mon père ? pensait-il avec amertume. J'ai fait édifier des dizaines de palais, mais le Temple en l'honneur de Dieu n'est toujours pas bâti. Le Seigneur m'est témoin que ce n'est pas mauvaise volonté de ma part si j'en diffère la construction. Comment cependant reconnaîtrais-je l'emplacement qui lui convient le mieux ? La terre d'Israël est tout entière sainte, mais le sol où s'élèveront les murs du Temple devrait être le plus précieux à Dieu."

Une nuit, Salomon songeait de nouveau à l'emplacement où il devait construire l'édifice. Son ancienne promesse lui pesait, et c'est en vain qu'il cherchait le sommeil. À minuit, ne dormant toujours pas, il décida de se lever et d'aller faire un tour. Il s'habilla rapidement et, sans bruit, afin de n'être pas vu des serviteurs, il se glissa hors du palais.

Il marcha dans Jérusalem endormie, passa à proximité de vastes jardins et de bosquets qui murmuraient dans le vent et arriva finalement au pied du mont Moria. C'était juste après la moisson, et sur le flanc sud de la montagne se dressaient des gerbes de blé coupé.

Salomon s'adossa au tronc d'un olivier, ferma les yeux et dans son esprit se mirent à défiler les lieux les plus divers de son royaume. Il revit des collines, des vallées et des bois qui lui avaient semblé destinés au Temple, ainsi que des dizaines d'autres lieux où il était arrivé plein d'espoir, mais qu'il avait quittés déçu.

Soudain Salomon entendit des pas. Il ouvrit les yeux et aperçut dans le clair de lune un homme portant dans ses bras une gerbe de blé. "Un voleur !" pensa-t-il tout de suite.

Il s'apprêtait à sortir de sa cachette, dans l'ombre de l'arbre, mais se ravisa au dernier moment. "Attendons plutôt de voir ce que l'homme mijote", se dit-il.

Le visiteur nocturne travaillait vite et sans bruit. Il déposa la gerbe au bord du champ voisin, puis retourna en chercher d'autres, et continua ainsi jusqu'à ce qu'il eût cinquante gerbes. Puis, jetant un coup d’œil hésitant autour de lui pour s'assurer que personne ne l'avait vu, il s'en alla.

— "Charmant voisin, pensa Salomon. Le propriétaire du champ ne sait sans doute pas pourquoi sa moisson diminue la nuit."

Mais il n'eut pas le temps de réfléchir à la façon de punir le voleur : déjà, non loin de l'olivier sous lequel il se trouvait, un autre homme arrivait. Il contourna les deux champs prudemment et, croyant être seul, prit une gerbe de blé qu'il emporta sur l'autre champ.

Il fit exactement comme le premier visiteur nocturne, si ce n'est qu'il portait le blé en sens inverse. Il reprit ainsi les cinquante gerbes, et repartit sans bruit.

"Ces voisins ne sont pas meilleurs l'un que l'autre, se dit Salomon. Je pensais qu'il n'y en avait qu'un qui volait, mais en fait le voleur lui-même est volé."

Dès le lendemain, Salomon convoqua les deux propriétaires des champs. Il fit attendre le plus âgé dans une pièce contiguë et interrogea le plus jeune sévèrement : — Dis-moi de quel droit tu prends le blé du champ de ton voisin. L'homme regarda Salomon avec surprise, et rougit de honte : — Seigneur, répondit-il, jamais je ne me permettrais pareille chose. Le blé que je transporte m'appartient, et je le dépose sur le champ de mon frère. Je souhaitais que personne ne le sache, mais puisque j'ai été surpris, je te dirai la vérité. Mon frère et moi avons hérité de notre père un champ qui fut partagé en deux moitiés égales, bien que lui soit marié et ait trois enfants, alors que moi je vis seul. Mon frère a besoin de plus de froment que moi, mais il n'accepte pas que je lui donne le moindre épi. C'est pourquoi je lui apporte secrètement les gerbes. À moi, elles ne manquent pas, tandis que lui en a besoin. Salomon fit passer l'homme dans la pièce contiguë et appela le propriétaire du second champ : — Pourquoi voles-tu ton voisin ? s'enquit-il d'un ton rude. Je sais que tu lui prends du blé pendant la nuit.

— Dieu me garde de faire pareille chose, protesta l'homme, horrifié. C'est en vérité tout le contraire, Salomon. Mon frère et moi avons hérité de notre père deux parts égales d’un champ ; mais, dans mon travail, je suis aidé par ma femme et mes trois enfants, tandis que lui est seul. Il doit faire venir le faucheur, le lieur et le batteur, de sorte qu'il perd plus d'argent que moi et sera plus tôt dans le besoin. Il ne veut pas accepter de moi un seul grain de blé ; c'est pourquoi je lui apporte au moins ces quelques gerbes en secret. À moi, elles ne manquent pas, tandis que lui en a besoin.

Alors Salomon rappela le premier homme et, serrant avec émotion les deux frères dans ses bras, il dit : — J'ai vu bien des choses dans ma vie, mais jamais je n'ai rencontré de frères aussi désintéressés que vous. Pendant des années, vous vous êtes témoigné une bonté réciproque, que vous avez gardée secrète. Je tiens à vous exprimer toute mon affection et vous prie de me pardonner de vous avoir soupçonnés d'être des voleurs, quand vous êtes les hommes les plus nobles de la terre. À présent, j'ai une prière à vous adresser. Vendez-moi vos champs, que je fasse construire sur ce sol sanctifié par l'amour fraternel le Temple de Dieu. Aucun lieu n'en est plus digne, nulle part le Temple ne trouvera de fondements plus solides.

Les frères accédèrent volontiers au vœu de Salomon. Il lui laissèrent leur champ, et le roi d'Israël les en récompensa richement. En échange, il leur donna des terres plus fertiles et plus vastes, et fit annoncer dans tout le pays que l'emplacement pour le Temple de Dieu avait été trouvé. »
(D’après Contes juifs, éditions Grund).

Le propos de Paul : « Ne devez rien à personne, si ce n’est de vous aimer les uns les autres » a tout d’un commentaire de ce conte… Se mettre à la place d’autrui (en ces temps si sombres, mettons-nous à la place de la famille, de l’enfant de 5 ans de M. Paty, assassiné pour avoir enseigné la liberté d’expression) ; se mettre à la place d’autrui, comme Jésus, alors même qu’il était en croix, moqué, pire qu’une caricature, a pardonné la moquerie et a refusé que ses disciples le vengent (leur enseignant de se mettre à la place de ceux qui auraient pu être leurs victimes)…

Luc 23, 34-35
34 Jésus dit : Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. Ils se partagèrent ses vêtements, en tirant au sort.
35 Le peuple se tenait là, et regardait. Les magistrats se moquaient de Jésus.

Luc 9, 53-55
55 [Un village de Samaritains] ne le reçut pas, parce qu'il se dirigeait sur Jérusalem.
54 Les disciples Jacques et Jean, voyant cela, dirent : Seigneur, veux-tu que nous commandions que le feu descende du ciel et les consume ?
55 Jésus se tourna vers eux, et les réprimanda, disant : Vous ne savez de quel esprit vous êtes animés.

L’Esprit du Dieu-amour est celui du serviteur souffrant et humilié, dont on se moque ; lui se confie en Dieu, jamais ne se venge, aime, jusqu’à ses ennemis, et pardonne.


RP, Poitiers, 25/10/20 — Dimanche de la Réformation
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dimanche 18 octobre 2020

Dieu, Cyrus et César




Ésaïe 45, 1 & 4-6 ; Psaume 96 ; 1 Thessaloniciens 1, 1-5 ; Matthieu 22, 15-21

Ésaïe 44, 28 - 45, 1 & 4-6 (d’après Chouraqui)
44, 28 [Le Seigneur dit] à Korèsh : « Mon pâtre ! », il parfait tout mon désir, pour dire à Jérusalem : « Tu seras rebâtie », et au palais : « Tu seras fondé. »
45, 1 Ainsi dit le Seigneur à son messie, à Korèsh, que j’ai saisi par la droite, pour assujettir en face de lui des nations. J’ouvre les hanches des rois, pour ouvrir en face de lui les deux portails ; les portes ne se refermeront pas. […]
4 Pour mon serviteur Jacob, et Israël mon élu, pour toi, je crie ton nom ; je t’ai surnommé, mais tu ne m’as pas connu.
5 Moi, le Seigneur, nul autre ; sauf moi, pas de Dieu. Je te ceins, mais tu ne me connais pas,
6 pour qu’ils le sachent de l’orient du soleil et de l’occident : non, rien sauf moi, moi, le Seigneur, et nul autre.

Matthieu 22, 15-21
15 Alors les Pharisiens allèrent tenir conseil afin de le surprendre en le faisant parler.
16 Ils lui envoient leurs disciples, avec les Hérodiens, pour lui dire : « Maître, nous savons que tu es franc et que tu enseignes les chemins de Dieu en toute vérité, sans te laisser influencer par qui que ce soit, car tu ne tiens pas compte de la condition des gens.
17 Dis-nous donc ton avis : Est-il permis, oui ou non, de payer le tribut à César ? »
18 Mais Jésus, s’apercevant de leur malice, dit : « Hypocrites ! Pourquoi me tentez-vous ?
19 Montrez-moi la monnaie qui sert à payer le tribut. » Ils lui présentèrent une pièce d’argent.
20 Il leur dit : « Cette effigie et cette inscription, de qui sont-elles ? »
21 Ils répondent : « De César. » Alors il leur dit : « Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. »

Point commun entre l’actualité immédiate et ce que dénoncent nos deux textes : l’idolâtrie. Une idole de la puissance, de la force et de la violence. Le vrai Dieu est au-delà de toute figure, et de toute figure de la force, que ce soit empereur romain, César ; perse, puisque, on va y revenir, on a pris l’habitude de voir Cyrus en Ésaïe ; ou aujourd’hui une figure de Dieu au nom de laquelle on tue. Une idole fragile au point d’être menacée par des dessins, au point de devoir être défendue par la violence ! Le Dieu suprême, le vrai Dieu, est inblasphémable. Aucune des figures d’idole que l'on s'en fait n’est Dieu, Dieu au-delà de tout nom, de toute représentation, et dont la force se déploie dans la faiblesse d’un serviteur souffrant.

*

On a donc pris l’habitude de voir dans le koresh d’Ésaïe, non pas le serviteur souffrant, mais l’empereur Cyrus et de traduire (sauf Chouraqui) koresh par Cyrus. Cela suppose que la parole de Dieu « pour Jérusalem : "Qu’elle soit bâtie", et pour le temple : "Sois fondé !" » soit le décret par lequel Cyrus autorisait le retour d’exil des Judéens et la reconstruction du temple de Jérusalem. Or, on l’a vu précédemment, Jérémie (ch. 25 et 29) et 2 Chroniques (ch. 36) renvoient clairement au passé, et pour Daniel (ch. 9), qui cite Jérémie, la parole de construction de Jérusalem et du temple est, plutôt que le décret de Cyrus, la parole, autrement signifiante, du prophète Nathan (2 Samuel 7, 8-13) !

Voilà une habitude de relecture devenue séculaire à partir de laquelle on estime qu’Ésaïe (44, 28 et 45, 1) parle aussi dudit décret, et donc de Cyrus, empereur de Perse. Question : et si Ésaïe ne parlait pas du décret de Cyrus, mais, lui aussi, de la parole de Nathan promettant la construction du temple (ici aussi, selon l’hébreu, et le grec de la LXX, le texte dit simplement construction) ? Est-il donc question de Cyrus dans Ésaïe ?

Le mot hébreu est koresh, qui connote « comme chef » puissance, puissance suprême (selon le dictionnaire Strong). La mention de koresh, en deux versets (44, 28 et 45, 1 ; Segond et Colombe ajoutent une mention de « Cyrus », absente de l’hébreu, en 45, 13 !), la mention de koresh se trouve dans une section (40-55) qui conduit à la présentation du Messie comme serviteur souffrant : la puissance se dévoile dans le serviteur souffrant, Messie de Juda, de la lignée de David, dans lequel sont réconciliés Juda et Israël.

Que vient faire l’empereur de la Perse là-dedans, empereur nommé Kurash, nom qui en persan signifie « soleil », le « roi soleil » ? Ce roi soleil-là a eu une politique religieuse tolérante, rétablissant les lieux de culte, comme en atteste aussi, via l’archéologie, un fameux « cylindre de Cyrus », mentionnant sa réhabilitation du temple de la divinité babylonienne Marduk, qu’il proclame comme « le grand seigneur » — témoignage d’une politique religieuse qui a aussi profité aux Judéens (cf. 2 Chr 36, 22-23).

Mais aucune trace d’une élévation de cet empereur, maître d’un empire allant de l’Inde à l’Éthiopie, au statut de Messie d’Israël ! Ni même trace d’un « universalisme », au fond bien obséquieux, par lequel le livre du prophète Ésaïe aurait rendu hommage à la force militaire d’un empereur, fût-il tolérant, dans une section où précisément il dénonce la force guerrière en annonçant un messie d’Israël souffrant et humilié.

Aucune trace non plus d’un tel hommage à Cyrus dans le livre de Daniel du canon juif. En revanche le Daniel grec, qui clôt la Bible des LXX, se termine par la reconnaissance par Cyrus du Dieu d’Israël, équivalent de sa reconnaissance de Marduk dans le cylindre de Cyrus ! Gageons que c’est là que débute cette relecture de la figure de Cyrus, rejaillissant ensuite sur Ésaïe, relecture finissant par en faire carrément le Messie !

Cette lecture, qui fera son chemin, ne s’impose pas encore au temps du Nouveau Testament, qui renvoie abondamment à cette section d’Ésaïe sans aucune allusion à l’idée que koresh serait Cyrus ! En revanche, on trouve bien l’idée que pour Dieu, la puissance s’accomplit dans la faiblesse (1 Co 1 et 2 Co 12) — idée au cœur de cette section d’Ésaïe qui culmine avec le serviteur souffrant manifestant la puissance suprême.

* * * 

Après Cyrus, on trouve, entre autres, Alexandre, Ptolémée… puis César, les empereurs romains ayant (jusqu'en 70) une politique religieuse assez proche de celle de Cyrus, César comme un nouveau Cyrus… Venons-en donc à Matthieu 22, 15-21. Que de succès la formule de Jésus « rendez à César… » n’a-t-elle pas eu ! Dernier usage connu en date : on en a fait depuis 1905, la racine de la laïcité et de la séparation des Églises et de l’État… Sauf que ce n’est pas du tout le propos de Jésus — qui disait cela bien avant 1905 et les autres lois de séparation modernes. Ou alors le christianisme historique est un peu long à la détente !

Quant au texte, il annonce la couleur… Voilà des pharisiens qui « font parler » Jésus, nous est-il dit, en venant avec les hérodiens ! Que les hérodiens ne supportent pas Jésus, on le comprend, ils sont payés pour ça : ce sont les créatures des Romains. Mais que des pharisiens, qui sont pourtant du parti de ceux qui n’entendent pas légitimer Rome — comme les disciples de Jésus espérant la délivrance du joug romain — que des pharisiens, donc, viennent le questionner avec les hérodiens, voilà qui est étrange.

Si la plupart des pharisiens sont conséquents dans leur adversité à l’égard de Rome, en voilà qui apparemment ne le sont pas. Longue introduction ! — pour le faire parler, dit le texte… pour l’amener à dire devant les hérodiens, qui s’empresseront de faire leur rapport aux autorités, qu’il est le porte-parole, voire le Messie, d’un royaume juif souverain et qu’il n’est évidemment pas comme Hérode, à la solde de Rome.

À moins que, pire, il ne se défile, et que lâchement, il ne prône la soumission symbolique, par l’impôt, se discréditant auprès des siens ! Auquel cas, ce sont parmi les pharisiens que certains se chargeront de colporter la nouvelle, eux qui connaissent les prophètes annonçant que le Règne de Dieu ne vient pas par la force, mais par l’Esprit de Dieu selon les mots de Zacharie (4, 6) et dans l’esprit d’Ésaïe.

Alors, à la longue introduction de ses interlocuteurs, répond un bref : « comédiens ("hypocrites"), pourquoi me tentez-vous ? » — Jésus est d’accord avec eux : ils ont la même compréhension des prophètes. La manœuvre dévoilée ainsi, en deux mots, Jésus en vient à la question, la seule, qui lui est posée : l’impôt à César.

La réponse ne signifie pas ce qu’on a pris l’habitude d’en faire : une réponse qui serait au fond hérodienne, légitimant l’Empire romain. N’a-t-on en effet pas fait professer à Jésus une théorie du double pouvoir : le temporel à César, le spirituel à Dieu… Et pourquoi pas, par la suite, à celui qui est censé le représenter, le pape — face à l’Empereur ? — pour un « pouvoir » spirituel que l’on sépare par la suite de celui de l’État, à l’appui de ce « rendez à César » ; où l’on origine, de façon tout aussi anachronique que l’attribution du « pouvoir » spirituel au pape, la loi de 1905 sur la séparation des cultes et de l’État (bienvenue par ailleurs)…

Mais une telle lecture de ce texte revient — s’en rend-on compte ? — à faire des hérodiens satisfaits et des pharisiens qui auraient réussi à montrer que Jésus est au fond au service — conscient ou pas — du pouvoir romain. Or ce n’est manifestement pas ce que les uns comme les autres ont compris.


Quand Jésus dit « rendez à César ce qui est à César », il parle de la vanité de ce qu’il s’agit de lui rendre. Sur la pièce est une idole, César figure cette idole — Jésus et ses interlocuteurs ne peuvent que s’y accorder sans peine. Que les affaires d’idoles restent les affaires de César : laissez leur cela. Pas de quoi satisfaire les hérodiens, traités donc implicitement de païens.

« Rendez à Dieu ce qui est à Dieu » n’est aucunement parallèle à « rendez à César ce qui est à César ». Comme si Jésus enseignait de rendre culte aux deux à la fois, ou alternativement, César et Dieu. Payer l’impôt prend en fait un tout autre sens que celui d’un parallèle avec le culte de Dieu ! Cela entre dans le relatif, pour ne pas dire, avec l'Ecclésiaste, dans la vanité, qui atteint César en son temps, l'institution moderne aujourd’hui — et il faut bien faire avec ce qui reste cependant du provisoire, et vivre ainsi ensemble dans la Cité terrestre.

Tandis que rendre à Dieu ce qui est à Dieu permet tout simplement de vivre dès à présent une autre réalité, celle du Règne de Dieu, qui n’est pas de ce monde, mais qui n’en a pas moins, en ce monde, des incidences concrètes. Au jour où tout passe, à commencer par César (ou l’équivalent de nos jours), Jésus se présente, contre des hérodiens croyant alors en César, comme auparavant leurs prédécesseurs en Cyrus ; Jésus se présente aujourd’hui dans l'humilité du serviteur d’Ésaïe.

Il ouvre le Royaume — ni par la force d’une révolte ou d’un coup d’éclat : « qu’il n’en soit pas de même parmi vous », Mt 20, 26, « soumettez-vous les uns aux autres », Ep 5, 21 — via le respect des institutions humaines que vous vous êtes données (pour nous Église nos conseils, synodes, etc., ce qui fait partie de l’impôt aux institutions humaines) ; plus largement ni par des coups d’éclat, donc, ni a fortiori en comptant sur la puissance des Cyrus et autres César ou équivalents contemporains, sans parler de la violence des attentats : « pas par la force ni par la puissance, mais par mon Esprit », lit-on en Zacharie (4, 6), prophète auquel Jésus vient de référer symboliquement en entrant dans Jérusalem sur un ânon (Za 9, 9)…


RP, Poitiers, 18/10/20 
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dimanche 11 octobre 2020

Festin pour tous




Ésaïe 25, 6-9 ; Psaume 23 ; Philippiens 4, 12-20 ; Matthieu 22, 1-14

Ésaïe 25, 6-9
6 Le SEIGNEUR, le tout-puissant, va donner sur cette montagne un festin pour tous les peuples, un festin de viandes grasses et de vins vieux, de viandes grasses succulentes et de vins vieux décantés.
7 Il fera disparaître sur cette montagne le voile tendu sur tous les peuples, l’enduit plaqué sur toutes les nations.
8 Il fera disparaître la mort pour toujours. Le Seigneur DIEU essuiera les larmes sur tous les visages et dans tout le pays il enlèvera la honte de son peuple. Il l’a dit, lui, le SEIGNEUR.
9 On dira ce jour-là : C’est lui notre Dieu. Nous avons espéré en lui, et il nous délivre. C’est le SEIGNEUR en qui nous avons espéré. Exultons, jubilons, puisqu’il nous sauve.

Matthieu 22, 1-14
1 Et Jésus se remit à leur parler en paraboles :
2 "Il en va du Royaume des cieux comme d’un roi qui fit un festin de noces pour son fils.
3 Il envoya ses serviteurs appeler à la noce les invités. Mais eux ne voulaient pas venir.
4 Il envoya encore d’autres serviteurs chargés de dire aux invités : Voici, j’ai apprêté mon banquet ; mes taureaux et mes bêtes grasses sont égorgés, tout est prêt, venez aux noces.
5 Mais eux, sans en tenir compte, s’en allèrent, l’un à son champ, l’autre à son commerce ;
6 les autres, saisissant les serviteurs, les maltraitèrent et les tuèrent.
7 Le roi se mit en colère ; il envoya ses troupes, fit périr ces assassins et incendia leur ville.
8 Alors il dit à ses serviteurs : La noce est prête, mais les invités n’en étaient pas dignes.
9 Allez donc aux places d’où partent les chemins et convoquez à la noce tous ceux que vous trouverez.
10 Ces serviteurs s’en allèrent par les chemins et rassemblèrent tous ceux qu’ils trouvèrent, mauvais et bons. Et la salle de noce fut remplie de convives.
11 Entré pour regarder les convives, le roi aperçut là un homme qui ne portait pas de vêtement de noce.
12 Mon ami, lui dit-il, comment es-tu entré ici sans avoir de vêtement de noce ? Celui-ci resta muet.
13 Alors le roi dit aux servants : Jetez-le, pieds et poings liés, dans les ténèbres du dehors : là seront les pleurs et les grincements de dents.
14 Certes, la multitude est appelée, mais peu sont élus."

*

« Dans ta demeure nuit et jour, la table est toujours prête ; et tu nourris ceux qui ont faim de l'abondance de tes biens en un repas de fête » (Ps 36, versifié en français par Clément Marot).

Un festin pour tous les peuples, indépendamment de toute appartenance, religieuse, nationale, à tel cercle social privilégié ou que sais-je encore — c’est ce dont nous parle Matthieu après Ésaïe. Festin pour tous et toutes, indifféremment des types divers de distinctions sociales, économiques ou autres.

Sans privilège des uns par rapport aux autres. D’autant plus que ce genre d’impressions d’appartenance plus ou moins privilégiée, ou d’élite, a pour effet de faire regarder de haut — non seulement les autres, mais aussi — le don de Dieu que l’on prend pour un dû. Car au bout du compte, on méprise carrément le trop plein de bonheur et d’abondance, reçu de toute façon comme un dû ! Et on dédaigne la source de tout bien, qui étend ses bienfaits jusqu'au-delà des larmes et de la mort.

Un Proverbe attribué au roi Salomon (Pr 30, 9) — qui n’avait rien à apprendre de quiconque en matière de richesse —, dit : « garde-moi, ô Dieu, de la pauvreté, de peur que je ne me révolte contre toi, garde-moi aussi de la richesse de peur que je ne t’oublie » — de peur que je n’oublie que tout vient de toi et que l’on est mal venu de considérer la fête que tu promets comme quantité négligeable. N’est-ce pas un peu le problème de toute civilisation repue, de notre civilisation ? Jusqu’au jour où…


Eh bien, c’est encore cela que déplore Jésus. Nous voilà invités à la fête, à recevoir des bienfaits inouïs et — du haut de nos longs siècles d'acquis religieux — nous passons à côté de ces bienfaits (dont le cœur est le don gratuit de Dieu), qui sont pourtant l’essentiel de cet héritage enfoui sous le rébarbatif.

Je vous ai invités à la noce, et vous avez dédaigné mon appel. Je suis allé appeler ailleurs — ceux que parfois vous avez cru devoir regarder de haut, au banquet de la Parole de Dieu.

C’est évidemment de cela que parle Jésus quand il évoque ceux qui sont envoyés pour inviter des convives à la noce et qui se font tuer : il parle évidemment des prophètes assassinés par le peuple quand il ne veut plus se laisser interpeller et qui préfère faire taire les voix qui dérangent — ex. Bonhöffer ou Martin Luther King, et combien d'anonymes, aujourd’hui-même ailleurs sur notre terre.


Mais sans aller jusque là, si l'on se contente de se considérer comme un peu trop occupé, « l’un à son champ, l’autre à son commerce » comme dit Jésus, ou encore à son affaire, ses priorités sportives, que sais-je encore — affaires qui valent quoi finalement… ? Cela jusqu’à trouver inopportun l’appel de Dieu…

De toute façon, que ce soit ceux qui refusent l’invitation au Royaume, voire qui persécutent, et même tuent ceux qui la leur apportent ! — ou que ce soit ceux qui prétendent y entrer par leurs propres moyens, — on n’entre pas aisément dans le Royaume de Dieu.

Inutile de dire qu'il s'agit d'une parabole, pas d'un appel à égorger quiconque ! Je dis cela en regard du v. 7 et de son parallèle en Luc (19, 27) où le roi invitant à la noce fait tuer, ou « égorger » les méchants invités, nous rappelant que c'est d'une histoire propre à frapper les esprits qu'il s'agit. Pas plus de recommandation d’égorgement ici que dans Le Petit Poucet, lequel ne prône pas l'égorgement des enfants comme non plus Le Petit Chaperon rouge l'éventrement des vieilles dames qui cacheraient un loup déguisé.

Il s'agit d'une parabole, qui ouvre sur une deuxième partie ; concernant un invité qui est entré sans la tenue correcte exigée — où les choses peuvent sembler encore plus difficiles à saisir !…

D’autant plus que le texte précise que l’invitation vaut pour les méchants comme pour les bons… Mais justement, la réponse est sans doute là : des méchants et des bons, à savoir par la grâce seule : la grâce seule qui ouvre la conversion — la vêture de l’habit de noces — c'est-à-dire : en aucun cas être revêtu de ses propres prétentions, comme d'un enduit, pour reprendre les mots d'Ésaïe…


Car c’est de cela qu’il s’agit au fond dans le deuxième aspect de la parabole. Où, parmi ceux qui viennent finalement au banquet — ceux auxquels est finalement adressé l’appel dédaigné par les repus de spiritualité et de biens en tout genre, dont « l'égorgement » ne dit rien d'autre que la maigre estime en laquelle sont tenus ceux qui se croient au-dessus de la grâce —, voilà un de ces pauvres de tout, apparemment, qui ne porte pas de vêtements de noce — bref, lui aussi au-dessus de la grâce. Peut-être celui-là se targue-t-il de sa propre pauvreté, présentée dès lors comme richesse spirituelle !

Si, certes, en un premier sens, il s'agit ici aussi d'une illustration — genre : on ne va pas à la noce en tenue de travail ou de sport, qui laisserait à penser au minimum qu'on a l'esprit ailleurs ; derrière cela est à nouveau soulignée la grâce, la gratuité radicale d'une invitation qui dès lors, coûte tout.

Au festin du Royaume il s'agit de s’habiller le cœur ! comme disait Saint-Exupéry par la bouche du renard attendant le petit Prince, ici s'habiller le cœur d'un vêtement qui dit que, de nous-mêmes, nous n'en avons aucun. Ni celui de notre richesse spirituelle, ni même celui d'une pauvreté perçue comme richesse paradoxale. Ce que reproche le maître du festin de la parabole à l’homme trouvé sans habit de noces, c’est d’avoir négligé, précisément, de s’habiller le cœur, reconnu comme nu. Ce qui revient à dire que s’il n’a pas refusé cette invitation que les premiers appelés avaient négligée, il n’en a, pas plus qu’eux, mesuré la portée.

Pour le redire dans les termes de l'illustration : est-il venu pour s’offrir un repas, une soirée dansante, ou que sais-je de ce genre ? Ou autre chose à côté du sens de l’invitation ? Sa tenue montre qu’il n’a pas perçu ce que valait la fête du Royaume. Il ne s’est pas habillé le cœur ! — de cet habit du cœur offert comme don de la parole reçue. C’est ce que dit la finale sur les appelés et les élus. L’appel du messager n’a pas résonné dans le cœur de l'invité… Car « il y a beaucoup d’appelés mais peu d’élus » — ceux que la parole a dépouillés de toute prétention, fut-ce une prétention paradoxale.

L'habit du cœur nous est offert. Quel est cet habit du cœur ? Ce n'est pas celui que nous nous confectionnerions nous-mêmes, avec nos œuvres — le vêtement de travail dont nous parlions — ou de nos performances — tenue de sport — ce n'est pas le vêtement de nos peines et nos tristesses — i.e. de nos repentirs — non plus ; ni même une pauvreté exhibée comme richesse paradoxale. Rien de tout ce que nous pourrions nous constituer : le vêtement de noce est celui que le Maître du festin lui-même nous a confectionné : il s'agit de revêtir le Christ (selon les mots de l’Apôtre Paul), d'en revêtir la tunique de résurrection, dès à présent. Nous n'entrons pas par nous-mêmes, mais dépouillés de nous-mêmes, dépouillés du vêtement qu'est le vieil homme périssant en nous, le Maître couvre notre nudité du Christ, nous invitant à la confiance seule : il est lui-même notre droit d'entrée au festin du Royaume.


RP, Châtellerault, 11/10/20
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dimanche 4 octobre 2020

Vendanges d’injustice & fruit d’éternité




Ésaïe 5, 1-7 ; Psaume 80 ; Philippiens 4, 6-9 ; Matthieu 21, 33-43

Ésaïe 5, 1-7
1  Que je chante pour mon ami, le chant du bien-aimé et de sa vigne : Mon bien-aimé avait une vigne sur un coteau plantureux.
2 Il y retourna la terre, enleva les pierres, et installa un plant de choix. Au milieu, il bâtit une tour et il creusa aussi un pressoir. Il en attendait de beaux raisins, il n’en eut que de mauvais.
3 Et maintenant, habitants de Jérusalem et gens de Juda, soyez donc juges entre moi et ma vigne.
4 Pouvais-je faire pour ma vigne plus que je n’ai fait ? J’en attendais de beaux raisins, pourquoi en a-t-elle produit de mauvais ?
5 Eh bien, je vais vous apprendre ce que je vais faire à ma vigne : enlever la haie pour qu’elle soit dévorée, faire une brèche dans le mur pour qu’elle soit piétinée.
6 J’en ferai une pente désolée, elle ne sera ni taillée ni sarclée, il y poussera des épines et des ronces, et j’interdirai aux nuages d’y faire tomber la pluie.
7 La vigne du SEIGNEUR, le tout-puissant, c’est la maison d’Israël, et les gens de Juda sont le plant qu’il chérissait. Il en attendait le droit, et c’est l’injustice. Il en attendait la justice, et il ne trouve que les cris des malheureux.

Matthieu 21, 33-43
33  "Écoutez une autre parabole. Il y avait un propriétaire qui planta une vigne, l’entoura d’une clôture, y creusa un pressoir et bâtit une tour ; puis il la donna en fermage à des vignerons et partit en voyage.
34 Quand le temps des fruits approcha, il envoya ses serviteurs aux vignerons pour recevoir les fruits qui lui revenaient.
35 Mais les vignerons saisirent ces serviteurs ; l’un, ils le rouèrent de coups ; un autre, ils le tuèrent ; un autre, ils le lapidèrent.
36 Il envoya encore d’autres serviteurs, plus nombreux que les premiers ; ils les traitèrent de même.
37 Finalement, il leur envoya son fils, en se disant: Ils respecteront mon fils.
38 Mais les vignerons, voyant le fils, se dirent entre eux : C’est l’héritier. Venez ! Tuons-le et emparons-nous de l’héritage.
39 Ils se saisirent de lui, le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent.
40 Eh bien ! lorsque viendra le maître de la vigne, que fera-t-il à ces vignerons-là ?"
41 Ils lui répondirent : "Il fera périr misérablement ces misérables, et il donnera la vigne en fermage à d’autres vignerons, qui lui remettront les fruits en temps voulu."
42 Jésus leur dit : "N’avez-vous jamais lu dans les Écritures : La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs, c’est elle qui est devenue la pierre angulaire ; c’est là l’œuvre du Seigneur : Quelle merveille à nos yeux. [Ps 118, 22-23 ; És 28, 16]
43 Aussi je vous le déclare : le Royaume de Dieu vous sera enlevé, et il sera donné à un peuple qui en produira les fruits.

*

Conversion, repentir, dit le Psaume 80 : « fais-nous revenir, Seigneur ». La grâce de Dieu est encore active : Il parle encore, comme au temps d’Ésaïe : ceux qui cherchent à arrêter Jésus, puisque c’est de cela qu’il est question derrière notre texte de Mt 21, le font selon une habitude qui n’est pas nouvelle contre les porte-parole que Dieu envoie. Et qui correspond à une manie universelle de rejeter ceux dont le message dérange. Et la parole de Dieu dérange radicalement, plus que tout autre message !

Une attitude de rejet qui au temps de Jésus n’est pas plus nouvelle en Israël qu’ailleurs. Il n’est qu’à lire ce qui se passait au temps d’Ésaïe, ce qui — l’histoire nous l‘apprendra — ne s’arrêtera pas là.

Inutile de dire qu’il n’y a dans ce texte aucun rejet d’Israël en faveur de l’Église, comme cela a hélas été souvent pensé par une lecture terrible et fausse du v. 43 ! Il y est question d’une catastrophe annoncée (similaire à celle qu’annonçaient les prophètes face à la menace babylonienne) — et Jésus en a pleuré. Ça vaut de tout temps. « La vigne que tu as retirée d’Égypte, […] tu as déblayé le sol devant elle, pour qu’elle prenne racine et remplisse le pays », rappelle le Psaume 80, v. 9-10.

Quant au rejet des prophètes, il n’est qu’à voir la façon dont ont été traités les divers envoyés de Dieu aux époques antérieures… et ultérieures et notamment dans les diverses périodes de l’Église chrétienne, et particulièrement, peut-être, la nôtre (pensons, pour ne donner que cet exemple, au cas emblématique du pasteur M.L. King) ; et cela en premier lieu de la part de ceux qui se voient octroyer des responsabilités.

Alors, aussi bien chez Ésaïe que chez Jésus, le propos est qu’il y a des limites, et qu’un jour vient où elles sont atteintes. Et le jour est venu. Avant d’en venir là, et pour en venir là, il y a nombre de signes.

Le signe que donne Ésaïe (ch. 28, v. 2), est formulé ainsi : « Voici un puissant guerrier du Seigneur, semblable à un orage de grêle, à une tempête dévastatrice, à un orage qui fait déborder les eaux impétueuses […]. » (Cf. Ps 80).

Le signe que donne Jésus est la façon dont ceux à qui est confiée la vigne (la vigne de Dieu, son peuple, Israël ou Église) traitent ceux que Dieu a chargés de prêcher sa parole.

Dieu donne des signes de la limite au-delà de laquelle la vigne, avec ses responsables, sont laissés dévastés.

Les responsables visés sont clairement ceux qui sont au pouvoir (tout le chapitre de Mt 21 parle du Temple, des autorités du Temple et de leurs alliés y compris pharisiens, pourtant plutôt résistants) ; et qui préfèrent la force des puissants, des empires (le Sacerdoce allié de Rome), au serviteur humble qu’ils méprisent, se donnant pour tâche de juger ou de noter la parole de Dieu — à travers ses envoyés, selon que leur message va ou pas dans le sens du poil, comme au temps d’Ésaïe — tandis qu’en tout temps, tout le peuple pâtit de l’incurie de ceux qui sont à sa tête (cf. Mt 21, 43), des dirigeants à son image. C’est un peuple renouvelé qui est annoncé, une vigne renouvelée pour voir enfin des fruits de justice (Mt 21, 43).

Et Jésus de dire aux envoyés — Luc 6, 22-23,26 : « Heureux êtes-vous lorsque les hommes vous haïssent, lorsqu’ils vous rejettent et qu’ils insultent et proscrivent votre nom comme infâme, à cause du Fils de l’homme. Réjouissez-vous ce jour-là et bondissez de joie, car voici, votre récompense est grande dans le ciel ; c’est en effet de la même manière que leurs pères traitaient les prophètes. [Mais] malheureux êtes-vous lorsque tous les hommes disent du bien de vous : c’est en effet de la même manière que leurs pères traitaient les faux prophètes. »

De tout temps, on a donné des bons points à ceux qui caressent leur audience dans le sens du poil. Et de tout temps, on a mal noté, critiqué, maltraité, voire physiquement, les prophètes que Dieu envoie, mais qui bien sûr ne disent pas forcément ce que l’on voudrait entendre ; mais, dans la mesure du possible, ce que Dieu dit. C’est bien une parabole sur la limite qui nous est donnée : les limites sont atteintes, nous disent Ésaïe comme Jésus. Et si vous ne changez pas, les choses changeront, malgré vous et contre vous.

Voilà qui pourrait être d’une criante actualité quand on sait que les vignerons sont censés recueillir les fruits de la vigne de Dieu pour en répartir le fruit de manière juste. Ceux qui ont des biens les ont reçus de Dieu pour les partager. Que dire d’un monde où ceux qui ont reçu, non seulement n’ont pas contribué à rendre le monde plus beau et plus juste, mais n’ont fait que creuser des fossés de façon scandaleuse ? Que dire de l’Église, des Églises qui, malgré force caresses de tous dans le sens du poil, ne cessent pas de se vider pour autant. Le jour vient, et il pourrait être déjà venu — où Dieu remet les pendules à l’heure !

Alors puisque Dieu parle encore, puisqu’il a encore quelque chose à nous dire, soyons attentifs, écoutons sa parole, et il y aura peut-être un avenir. « Aujourd’hui si vous entendez sa voix, n’endurcissez pas vos cœurs. »

*

« Que je chante pour mon ami le chant du Bien-aimé et de sa vigne » selon la prophétie du livre Ésaïe (5, 1) — en ce temps d’abstinence de sainte Cène, à vous toutes et tous : « Heureux les assoiffés du Bien-Aimé, combien ils se sont enivrés de son vin, et pourtant, ils ne l’ont pas bu, mais ils ont eu l’intention de le boire », a-t-on pu chanter. Ainsi, pourtant, « nous avons bu à la mémoire du Bien-Aimé un vin qui nous a enivrés avant la création de la vigne » ('Omar Ibn al-Faridh, Khamriya).


dimanche 27 septembre 2020

« Soit par ma vie soit par ma mort »




Ézéchiel 18, 25-28 ; Psaume 25 ; Philippiens 2, 1-11 ; Matthieu 21, 28-32

Philippiens 1, 20b-24
20 […] Christ sera exalté dans mon corps, soit par ma vie soit par ma mort.
21 Car pour moi, vivre, c’est Christ, et mourir m’est un gain.
22 Mais si vivre ici-bas doit me permettre un travail fécond, je ne sais que choisir.
23 Je suis pris dans ce dilemme : j’ai le désir de m’en aller et d’être avec Christ, et c’est de beaucoup préférable,
24 mais demeurer ici-bas est plus nécessaire à cause de vous.

Matthieu 21, 28-32
28 Qu’en pensez-vous ? Un homme avait deux fils ; il s’adressa au premier et dit : (Mon) enfant, va travailler aujourd’hui dans ma vigne.
29 Il répondit : Je ne veux pas. Ensuite, il se repentit, et il y alla.
30 Il s’adressa alors au second et donna le même ordre. Celui-ci répondit : Je veux bien, Seigneur, mais il n’y alla pas.
31 Lequel des deux a fait la volonté du père ? Ils répondirent : Le premier.

*

Vous connaissez la légende par laquelle la tradition mystique juive explique le petit sillon que nous avons sous le nez… C’est la marque du doigt de l’ange qui lors de notre venue au monde scelle l’oubli de ce que nous connaissions avant de naître. L’ange applique son doigt sous le nez de l’enfant à sa naissance, comme pour dire : « Chut ! Tu oublies tout ce que tu as connu. »

Au livre de la Genèse, au ch. 3, v. 21, on lit : « Le Seigneur Dieu fit pour Adam et sa femme des tuniques de peau dont il les revêtit. » Une lecture classique de ce texte en judaïsme, reprise par plusieurs Pères de l’Église ancienne, notamment à Alexandrie, ville centrale de la diaspora juive, est derrière la marque du doigt de l’ange, qui scelle l’oubli que signifient lesdites tuniques de peau que sont nos corps pour le temps.

En hébreu, la peau (‘Or) s'écrit avec trois lettres ayin vav réch ; la lumière (Or) s'écrit aussi avec trois lettres, presque les mêmes, alef vav réch. Ne change que la première lettre. Les rabbins ont remarqué cette proximité des termes, comme une ouverture qui permet d’entendre « tuniques de peau » de façon un peu différente, d’y sous-entendre un message caché : à l’origine « l'Éternel leur confectionna des vêtements de lumière (Or) » (avec alef au lieu de ayin) lit ainsi un ancien rabbin (rabbi Méir).

À l’origine fut la lumière, Dieu disant « que la lumière soit » (Gn 1, 3) : lumière spirituelle dont l’Adam, selon cet enseignement, fut d’abord revêtu, et grâce à laquelle il pouvait voir du début jusqu’à la fin du monde. Puis cette lumière fut cachée. Elle avait d’abord accompagné l’Adam originel, homme et femme (l’Adam d’avant la division des sexes) pendant trente-six heures spirituelles, à savoir de la création de l’humain (le vendredi matin) jusqu’à la fin du shabbath (samedi soir). Lorsque la nuit fut tombée cette lumière disparut. Cachée désormais dans la Torah, cette lumière est aussi cachée en chaque être humain.

Et c’est là qu’on en vient à la marque du doigt de l’ange, qui scelle l’oubli de ce que le fœtus dans le ventre de sa mère a une lumière sur la tête grâce à laquelle il peut voir du début jusqu'à la fin du monde, et où toute la sagesse des Écritures lui est enseignée. Au moment de la naissance, vient donc l’ange qui fait oublier cela au bébé venu dans la tunique de chair du temps d’ici-bas.

Dans cette perspective, les tuniques de peau de la Genèse sont des tuniques d’oubli. C’est ce qu’en christianisme médiéval enseignaient encore les cathares… La mémoire même de cet enseignement a, depuis, sombré elle-même toujours plus dans l’oubli.

*

Le texte que nous avons lu dans l’Épître de Paul aux Philippiens laisse à penser que cet enseignement n’était pas inconnu de Paul, pour lui en regard de sa conviction que le Christ venant dans le temps y révèle toutes choses, dévoilant ce qui est caché, concernant notamment le sens de notre vie et de notre mort. « Christ sera exalté dans mon corps, soit par ma vie soit par ma mort. » Bref, il révèle ce temps, notre temps, comme mission, on va le voir ; mission provisoire dans un temps provisoire pour des êtres dont le sens de la vie est caché, oublié.

Illustration de cela : vous vous souvenez de la série télévisée « Mission Impossible » et de son invariable introduction : « Bonjour, Monsieur Phelps. Votre mission, si toutefois vous l'acceptez… ». Etc. Introduction qui, après la description de ladite mission, se terminait par ces mots : « Ce message s’autodétruira dans cinq secondes ».

Puis le silence (message autodétruit — comme par le passage du doigt de l’ange), écho silencieux au silence d'avant le message, d'avant la mission… Puis la parole, qui crée et confie la mission via son acceptation, acceptation qui pour chacune et chacun de nous a eu lieu — nous avons accepté : la preuve, nous sommes ici !, en ce monde, car notre mission est portée en ce que nous sommes — qui marque le fait que nous l'avons acceptée.

Mais… nous n'avons pas demandé à naître — croyons-nous communément. Erreur de perspective. Non seulement nous en fûmes d'accord, nous en sommes d'accord, mais nous fûmes même d’accord avec ce que nous sommes individuellement — jusqu'à nos appartenances civilisationnelles, religieuses, etc. Autant d’aspects de ce qui est notre mission — mission « toutefois acceptée » selon les mots de l’introduction de Mission impossible, malgré la rouspétance selon que lorsqu'une âme est envoyée en ce monde, elle rechigne, comme le rapporte aussi une tradition du judaïsme à ce sujet.

La parabole des deux fils que nous avons lue peut être aussi reçue en ce sens : puisque nous sommes ici, nous sommes, toutes et tous, chacun des deux fils à la fois — le second qui a dit oui et n'est pas venu, au regard de difficulté de la réalité, et le premier ayant dit non pour finalement venir ; car nous sommes finalement venus, avec nos vies moyennes qui sont ce qu'elles sont (Jésus parle de vies de publicains et de prostituées), venus dans la vigne de ce temps, puisque nous y sommes. Puis (gardant toutefois des traces rouspétancières de cette rechignance — comme une tristesse latente), l’âme oublie tout cela… 

Car tout cela s'ancre avant notre naissance. Avant notre venue à l’être. Dans le désir inconscient d’être qui débouche sur la conception, la croissance du fœtus puis la naissance. Françoise Dolto nous enseigne que l’enfant est le produit de trois volontés. Celle du père et de la mère, certes, mais aussi la sienne propre. Il ne viendrait pas à l’être sans son désir propre de devenir !

*

De façon similaire, il est possible de dire que la Création est advenue parce qu’elle l’a bien voulu ; nous l’avons bien voulu ! Avant même d’être. Prière silencieuse, comme volonté d'advenir de la création non encore advenue, prière qui a été émise et exaucée. Question, face au mal : savoir si l’on a bien fait ! Cette question est au cœur du propos de Paul : « j’ai le désir de m’en aller et d’être avec Christ, et c’est de beaucoup préférable ». Écho à la souffrance de l’Apôtre dans sa mission.

Mais quoiqu’il en soit, la prière silencieuse, demande d’être, a été exaucée : le monde est là, nous sommes là, pour le meilleur et pour le pire. Prière comme volonté d'advenir, prière dans le silence à laquelle a répondu une parole…

Ainsi le Prologue de l’Évangile de Jean enseigne qu' « au commencement était la Parole », en écho au livre de la Genèse où la création procède dans la Parole créatrice : « Dieu dit » et la chose fut… Et la Parole est devenue chair poursuit l’Évangile de Jean — comme accomplissement d'une espérance (l'Évangile de Jean parle de la venue du Christ). Ce faisant on demeure, plus que jamais, au cœur de la parole performative, créant ce qu'elle dit, ouvrant donc un avenir possible, ouvrant sur sa réalisation.

Prière silencieuse, prière dans le silence, prière d'être à laquelle répond — avant même la demande, exaucée avant même d’être formulée — la parole qui fait être : Dieu dit « Que cela soit », et cela est.

*

Pour Paul, cela lui est révélé en Christ comme mission, le Christ étant le dévoilement dans le temps du mystère éternel demeuré caché. Mission dès lors en effet que le passage dans le temps. « Pour moi, écrit Paul (v. 21-24), vivre, c’est Christ, et mourir m’est un gain. Mais si vivre ici-bas doit me permettre un travail fécond, je ne sais que choisir. Je suis pris dans ce dilemme : j’ai le désir de m’en aller et d’être avec Christ, et c’est de beaucoup préférable, mais demeurer ici-bas est plus nécessaire à cause de vous. »

S’est opéré pour Paul la transformation de l’exil dans le temps, dans ce corps trop souvent douloureux, en une mission. Conviction reçue qui fonde sa mission, comme transfiguration de ce qui est d’abord exil dans le mal et la souffrance.

Or cela vaut pour toutes et tous, au moins par un sentiment plus ou moins diffus pour chacune et chacun de perte, la mémoire d'un temps passé et meilleur. Ce sentiment peut être lié à un échec, une perte d'emploi, un divorce, un déplacement géographique — exil proprement dit —, un deuil finalement. Autant de manifestations d'un sentiment qui dévoilent une réalité qui les précède. Le sentiment de la perte irrémédiable nous atteint de toute façon qui que nous soyons dans le fait que nous vieillissons, et donc que nous allons mourir.

Et voilà la nostalgie qui pousse comme un rappel du passé, de l'heureuse enfance, de l'heureux temps d'avant l'échec, le déplacement, le chômage, le divorce, le deuil. Mais l'avant, déjà l'enfance, étaient-ils si heureux ? Ne serait-ce que pour cette simple raison : n'étaient-ils pas déjà chargés de leur avenir ?

La nostalgie comme sentiment d'exil, telle est notre situation : errants et voyageurs sur la terre : « vous n'êtes pas de ce monde », croyant ou pas, le sachant clairement ou pas. Un exil de nos vies dévoilé tout à nouveau dans la vie du Christ et dans l’événement du dimanche de Pâques. La résurrection donnée comme moment initial, précédant la relecture par ses disciples de la vie du Christ. « Existant en forme de Dieu, Jésus-Christ n’a point regardé comme une proie à arracher d’être égal avec Dieu, mais s’est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, en devenant semblable aux hommes ; et ayant paru comme un simple homme, il s’est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu’à la mort, même jusqu’à la mort de la croix » (Ph 2, 6-8).

Où, au regard de la vie du Christ exilé d’auprès de Dieu pour sa mission de salut du monde, notre propre exil de la lumière perdue apparaît comme pouvant être assumé en mission, l’exil du Christ ouvrant un nouveau sens à notre propre exil.

« J’ai le désir de m’en aller et d’être avec Christ, dit Paul, et c’est de beaucoup préférable, mais demeurer ici-bas est plus nécessaire à cause de vous. » Rester en ce monde pour servir, non pas en s’agitant, mais juste en étant ce que nous sommes, offrant notre présence comme trace de lumière, trace de la lumière oubliée et que l’on apprend à se remémorer. Être juste parfum d’un souffle oublié. Le deviner et donner ainsi un sens ténu à nos vies toujours insuffisantes, mais précieuses — disons-le, dites-le aux êtres douloureux et fatigués. Nous ne ferons peut-être pas ce que d’autres, tel Paul, ou qui vous voulez (là nous pouvons tous imaginer de ce que nous avons raté), font mieux et que nous aurions cru vouloir faire aussi, mais ce que nous sommes reste unique, et c’est là notre mission en ce temps bref et provisoire…


RP, Poitiers, 27/09/2020
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dimanche 13 septembre 2020

Le pardon : création et re-création du monde




Genèse 50, 15-21 ; Psaume 103 ; Romains 14, 7-9 ; Matthieu 18, 21-35

Genèse 50, 15-21
15 Quand les frères de Joseph virent que leur père était mort, ils dirent : Si Joseph nous prenait en haine, et nous rendait tout le mal que nous lui avons fait !
16 Et ils firent dire à Joseph : Ton père a donné cet ordre avant de mourir :
17 Vous parlerez ainsi à Joseph : Oh ! pardonne le crime de tes frères et leur péché, car ils t’ont fait du mal ! Pardonne maintenant le péché des serviteurs du Dieu de ton père ! Joseph pleura, en entendant ces paroles.
18 Ses frères vinrent eux-mêmes se prosterner devant lui, et ils dirent : Nous sommes tes serviteurs.
19 Joseph leur dit : Soyez sans crainte ; car suis-je à la place de Dieu ?
20 Vous aviez médité de me faire du mal : Dieu l’a changé en bien, pour accomplir ce qui arrive aujourd’hui, pour sauver la vie à un peuple nombreux.
21 Soyez donc sans crainte ; je vous entretiendrai, vous et vos enfants. Et il les consola, en parlant à leur cœur.

*

Voilà un texte sur le pardon, qui se trouve dans les derniers versets du livre de la Genèse, le livre de la Création — façon de nous prévenir que la Création-même ne peut se poursuivre que par le pardon, ne trouve d'ouverture vers l'existence que dans le pardon. Le pardon comme force de Création et de re-Création du monde.

Une citation : « Le pardon est certainement l’une des plus grandes facultés humaines et peut-être la plus audacieuse des actions, dans la mesure où elle tente l’impossible — à savoir défaire ce qui a été — et réussit à inaugurer un nouveau commencement là où tout semblait avoir pris fin. » (Hannah Arendt.) Utile à rappeler en ces temps d'approche de Roch Hachanna, où tout est recréé, où tout peut être recréé dans le pardon…

*

Joseph est devenu l'homme du pardon. Mais — un petit résumé de son histoire — avant d'être l'homme du pardon, Joseph avait d'abord été pour ses frères le petit que leur père gâtait. Et ses frères sont jaloux.

Aux yeux de ses frères, Joseph, encouragé par son vieillard de papa gâteau, fait le beau. Eux, ont eu une autre éducation, à la dure. Et voilà le petit à qui on les passe toutes… Pas étonnant qu'il ne se sente plus tout à fait, et qu'il ait des rêves de gloire, car Joseph fait des rêves de gloire, où il surpasse tous ses frères. À force, Joseph agace, suscite les jalousies.

C'est vrai qu'il est doué, mais il le sait un peu trop, pensent ses frères, son père pourrait lui apprendre la modestie. Oui, apparemment, il a tous les dons, jusqu'au charme, ce charme qui émoustille les dames et auquel succombera Mme Putiphar, l'épouse de son maître.

Bel orgueilleux pensent ses frères ! Mais là où ses frères se trompent, c'est en ce que Joseph a un talent à la mesure de l'idée qu'il s’en fait. Il est vraiment doué. Et sa haute opinion de ses propres dons n'est d'ailleurs sans doute pas étrangère à sa réussite.

Et eux, à travers leur agacement, montrent qu'ils sont vraiment aussi méchants que leurs crimes — jusqu’à vendre leur frère comme esclave ! Envieux comme Caïn. Vous êtes moins doués ? Votre père vous a moins gâtés ? Vous êtes moins beaux, moins forts, moins bons à l'école et finalement moins diplômés, avec moins de perspectives d'avenir ? Tout cela doit-il en outre vous rendre moins bons ?

Car si les frères de Joseph sont alors plus amers, cela les regarde. Là s'introduit la jalousie, qui débouchera sur le crime, qui explique leur incapacité à égaler Joseph. N’auraient-ils pas plutôt dû apprendre à regarder à Dieu, devant qui tous sont égaux et chacun unique. Mais ils ont souhaité que Joseph s'humilie, qu'il s'excuse de ce qu’ils ont pris pour de l'orgueil. À tort ! Tout au plus était-ce naïve roucoulade d'un Joseph qui y exprimait des restes de pureté d'enfance.

Et c'est eux qui bientôt recevront de lui un pardon dont ils comprendront qu’ils n'ont pas à l'exiger. Les frères de Joseph connaissent-ils le commencement du prix du pardon ? Et nous ?

*

Il n'y a rien de gratuit dans le pardon, rien qui soit dû par Joseph à ses frères. Son pardon est d'un prix considérable, pour Joseph, et d'ailleurs finalement aussi pour ses frères ; pour eux, le prix de l'humiliation finale. Pour Joseph, le pardon a coûté l'exil, la perte de son père pendant plusieurs années, avec ce que cela peut supposer de troubles psychologiques, de cauchemars, d'amertume, de blessures, peut-être insurmontables pour l'adolescent qu'il était — sans compter les blessures de son père aussi.

Mais à travers tout cela, détail important, Joseph n'a jamais succombé à la tentation de tout envoyer par dessus bord et de transgresser la Loi de Dieu, la Loi d’amour et de compassion. Contrairement à ses frères amers à cause de leur jalousie, lui n'est pas devenu un criminel pour autant. Différence de taille !

Il n'a même pas voulu user malhonnêtement de ses dons, comme de son charme, pour réussir plus vite. Il aurait pu essayer, se donnant à lui-même la propre excuse de son malheur. Les occasions n'ont pas manqué. Pensons à la belle Mme Putiphar, l’épouse de l’homme à qui il a été vendu comme esclave — par suite des manœuvres de ses frères, Mme Putiphar qui se met à le désirer.

Pourquoi ne pas succomber devant ses avances ; pourquoi ne pas manœuvrer avec elle contre Putiphar, et par exemple, à terme, prendre sa place ? Mais le malheur ne fait pas de Joseph un homme qui froisse et blesse autour de lui. Contrairement à ses frères, le sentiment de l'injustice ne le conduit pas à transgresser la Loi de Dieu, à blesser autrui.

Pourtant Joseph est devenu ce que la méchanceté de ses frères a contribué à faire de lui. Le soleil n'aura pour lui plus jamais la clarté et la pureté du temps de l'innocence et de la naïveté qui le faisait se vanter de ses rêves de gloire ; cette naïveté qu'ont définitivement brisée ceux qui ont voulu l'opprimer, le détruire, y compris parmi ceux-là, ceux qui, soi-disant, n'ont fait que ne pas oser s'opposer à l'avis des plus forts. Le pardon coûte toutes ces blessures. Et le prix du pardon ne disparaît pas avec l'octroi du pardon.

De même la capacité pour Joseph d'accorder le pardon n'est pas en ce que le temps aurait rendu ce pardon plus facile. Il peut même au contraire l'avoir rendu plus difficile. Car les frères de Joseph lui ont aussi appris la rancune, ce sentiment qui lui était auparavant étranger. Pensez à la façon dont il leur fait faire des allers-retours agrémentés de pièges et d'épreuves entre l’Égypte et Canaan avant de se dévoiler à eux. Il n'y a pas que de la méfiance dans son attitude.

Dans ce prince d’Égypte, les frères de Joseph ne retrouvent pas le petit adolescent innocent qu'ils avaient vendu, antan, aux caravaniers arabes. Ils retrouvent un homme marqué par la vie, au point qu'ils ne le reconnaissent pas. Le gâchis est là, et bien là.

Mais Joseph a compris que c'est à travers la douleur que Dieu conduit le monde. Et le prix que coûte à Joseph son pardon, il comprend qu'il ressemble au prix qu'il coûte pour Dieu aussi. Son peuple, élu pour porter son Nom au monde, qui se comporte ainsi ! Onze des douze pères du peuple ! (Dix en fait : Benjamin, le tout dernier, n'est pas dans le coup.)

Dieu pourrait les écarter… Mais pour les remplacer par quoi, par qui ?

Des pans entiers de chrétiens aveugles sur eux-mêmes, pires que les frères de Joseph, ont clamé pendant des siècles à partir de ce genre de textes que Dieu avait remplacé Israël (censé être ici les frères sauf Joseph !) par les chrétiens, par l’Église. Si c'était vrai, ce serait pour quoi faire ? L’Église a fait pire ! Non, la naissance de l'Église n'est en aucun cas un remplacement d'Israël, mais un élargissement de l'Alliance à des nations qui jusque là l'ignoraient.

*

Et Joseph déjà avait compris cela, endurci par ses épreuves, marqué par l'amertume : Dieu ne trouvera pas de quoi remplacer ceux qu'il a envoyés et qui soient meilleurs. L’histoire le prouvera — Joseph le sait déjà. C'est pourquoi il pardonne, épuisé par l'épreuve, lassé par l'hypocrisie de ses frères, qui ne trouvent qu'à invoquer le souvenir de ce vieux père qu'ils ont privé de voir grandir son fils.

Mais au temps qu'il est, la légitime colère de Joseph est tarie, il est lassé, et alors, alors seulement, Dieu peut le convaincre. Il constate à présent que c'est le bras de Dieu pourvoyant au salut de son peuple qui se dessine derrière ses malheurs et sa douleur, un Dieu aussi douloureux que lui.

*

Le pardon a coûté cher à Joseph. Ses frères le comprennent bien. Aussi, s'ils l'implorent, certes, ils ne sauraient exiger le pardon. Et eux aussi, même s'ils ne comprennent que ça, que le prix de leur honte, le pardon de leur frère leur a coûté.

On en a fait du chemin, depuis le jour où on était fier, où on pavoisait, sûr de son élection de fils de Jacob. Et où on était irrité et jaloux des dons du petit. Oh, oui certes, ses rêves étaient irritants comme ceux d'un enfant trop sûr de lui, trop gâté par son père.

On est loin du temps de ce qu'on jugeait comme autant d'irritantes vantardises d'enfant. Que de chemin des rêves d'avenir de l'enfant à leur réalisation.

Et que de honte à présent. Les voilà à la merci de l'enfant qu'ils ont méprisé. Les voilà qui ont contraint leur père à une vieillesse de douleur. Joseph, lui, en pleure. Et les voilà à genoux, misérables, réfugiés économiques, à la merci du châtiment de ce prince d'Égypte.

*

Et nous, comme on est loin de nos pardons à bon marché, des pardons que l'on exige d'autrui, ou à partir desquels on juge la qualité de la spiritualité d'autrui.

Voilà le vrai pardon, avec son goût d'amertume, son goût de « n'y reviens pas », mais que Dieu, et lui seul, exige parce que le monde qu'il construit est un Royaume de pécheurs, et donc est bâti sur son propre pardon, et sur le prix du sang. Il n'y en a pas d'autre, et le chemin qui y conduit est celui de Joseph, ou celui de ses frères. Celui de la douleur et de l'exil par lequel on apprend à pardonner. C'est là un chemin mystérieux, dont nul en ce monde n'a atteint le bout.

Bout du chemin avant lequel l’exigence de pardon n’exclut pas que dans certaines circonstances, il faille résister au mal toutefois, parfois dans la violence exercée contre les auteurs du mal. L’exigence de pardon n’est en aucun cas exigence d’angélisme. Joseph l’a appris, lui et ceux qui dans l’Histoire biblique, et par la suite, devront lutter et combattre. Dieu change en bien le mal qu’a subi l’offensé. Mais jusqu’où ? On sait, peut-être mieux que jamais après le XXe siècle, qu’il est dès abîmes de violence qui laissent le monde définitivement boiteux.

*

Le pardon est un chemin. Chemin cependant sur lequel Dieu exige que nous marchions, nous-même, comme son fils, à l'infini — 70 fois 7 fois — car l'infini est le vrai prix du pardon.

C'est pour avoir perçu cette exigence de Dieu seul que Joseph a pardonné à ses frères : suis-je à la place de Dieu ? « Vous aviez formé le projet de me faire du mal, Dieu l'a transformé en bien » (Gn 50, 19-20).

Matthieu 18, 21-35
21 Alors Pierre s’approcha de lui, et dit : Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère, lorsqu’il péchera contre moi ? Sera-ce jusqu’à sept fois ?
22 Jésus lui dit : Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à septante fois sept fois.


RP, Poitiers, 13/09/20
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dimanche 6 septembre 2020

À propos de la centième brebis




Ézéchiel 33, 7-9 ; Psaume 95 ; Romains 13, 8-10 ; Matthieu 18, 15-20

Matthieu 18, 14-20
14  […] ce n’est pas la volonté de votre Père qui est dans les cieux qu’il se perde un seul de ces petits.
15  "Si ton frère vient à pécher, va le trouver et fais-lui tes reproches seul à seul. S’il t’écoute, tu auras gagné ton frère.
16  S’il ne t’écoute pas, prends encore avec toi une ou deux personnes pour que toute affaire soit décidée sur la parole de deux ou trois témoins.
17  S’il refuse de les écouter, dis-le à l’Église, et s’il refuse d’écouter même l’Église, qu’il soit pour toi comme le païen et le collecteur d’impôts.
18  En vérité, je vous le déclare: tout ce que vous lierez sur la terre sera lié au ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié au ciel.
19  "Je vous le déclare encore, si deux d’entre vous, sur la terre, se mettent d’accord pour demander quoi que ce soit, cela leur sera accordé par mon Père qui est aux cieux.
20  Car, là où deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux."

*

Jésus vient de donner la parabole des 99 brebis plus une — où le berger laisse 99 brebis pour en récupérer une seule qui s'est égarée ; et qui se conclut par : « de même, ce n’est pas la volonté de votre Père qui est dans les cieux qu’il se perde un seul de ces petits ». Notre texte a tout d’une sorte de commentaire de cette parabole. Voilà qui lui donne peut-être une coloration inattendue : le frère qui a péché présenté comme la centième brebis qui retient toute l’attention du berger.

Un texte qui serait donc dès lors presque un manifeste contre l’exclusion : du groupe, du parti, de l’entreprise,… de l’Église, etc. Avouons que c’est une tendance tout humaine que d’avoir l'exclusion facile. La pratique est très commode. Elle nous permet de nous défausser sur autrui qui a quand même l’air d’avoir plus à se faire pardonner que nous-même. Surtout si manifestement il a péché, comme dans l’hypothèse proposée par Jésus.

Alors Jésus, pour qui la centième brebis a un prix infini, va proposer une autre voie. Contre la tentation de pointer du doigt le fautif, éviter au maximum de faire du bruit autour de l’affaire : reprends seul à seul ton frère qui a péché. Remarquons déjà la dimension exagérée, presque ironique peut-être, de l’exemple de Jésus : il ne cherche pas à parler de tort partagé, ce qui est presque toujours le cas. Jésus donne le cas hypothétique où celui qui accuse son frère serait parfaitement intègre : « si ton frère a péché » — à savoir « contre toi » (comme le précisent plusieurs manuscrits). Aucun tort partagé, ici.

Eh bien, même dans ce cas-là, dit Jésus, ne l’accable pas — ce qui serait pourtant possible, et qui est plutôt fréquent : c’est commode, ça a la vertu de faire apparaître en contraste la pureté irréprochable de l’offensé, de l’accusateur. Non : « reprends-le seul à seul ». Et Jésus ne précise pas : du bout des lèvres — comme en ayant déjà en tête l’étape suivante, prélude à l'exclusion.

Il s’agit bien de la centième brebis, précieuse au point que cette première étape bien négociée a de fortes chances de marcher : « tu auras gagné ton frère ».

Mais allons-y au pire, envisage cependant Jésus : ton frère est une bourrique. Alors, on connaît dans ce cas la procédure de la Torah — que Jésus cite : deux ou trois témoins. À cette étape on n’a pas encore convoqué la presse !

Notons qu’à ce point, la pureté de l’offensé, de l’accusateur, risque peut-être d’être un peu écornée : il y a tout de même besoin d’une ou deux tierces personnes pour démêler le différend éventuel — ou ce qui y ressemble. À ce point, l’offensé hypothétique s’est fait partie civile, c’est-à-dire victime collective, victime représentative — peut-être le porte-parole des 99 brebis qui n’ont pas que ça à faire qu’attendre le retour du berger sous la menace de la nuit qui approche, du loup, peut-être, que sais-je ?

Avec deux ou trois témoins, on est bien passé à une autre étape. Mais on n'en est pas à l'exclusion — qui manifestement n’enthousiasme pas Jésus. Certes, le rassemblement messianique n’a pas à se confondre avec une société d’idolâtres et de collaborateurs (les païens et les péagers — car c’est de cela qu’il est question) !

Mais Jésus, s’il a donc évoqué la possibilité réelle de l’exclusion du pécheur (v. 17), revient sur les deux ou trois témoins — pour rappeler le pouvoir de réconciliation, ce pouvoir qui est en son nom — le nom de l’exclu, Jésus, l’exclu par excellence (« là où deux ou trois »… réunis non plus pour juger l’égaré, mais pour en faire un réconcilié et être au milieu d’eux).

« Tout ce que vous lierez sur la terre sera lié au ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié au ciel ». Nous avons eu l’occasion de nous pencher sur ce fameux « pouvoir des clefs » évoqué ici. Lier – délier. Cela pour constater que Jésus n’invite en aucun cas à lier les gens ! — mais au contraire à les délier en liant le péché : « tout ce que vous lierez sur la terre (le péché) sera lié au ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre (ses victimes) sera délié au ciel ». Nous voilà donc au cœur de l’Évangile, comme dans la parabole des cent brebis. Il est une puissance aimante en Jésus, qui délie.

Revenons donc au débat entre mon frère et moi, avec témoins ou sans témoins, ou au contraire en plein public. À l’époque des réseaux sociaux où le mot d'ordre est de s’exposer, voilà qui demande quelques précisions. Il est devenu commun que l’on dise devant des milliers de connectés ce qui relève de l’intimité du confessionnal ou du cabinet du psychologue. Ce que Jésus envisageait comme un cas qui, hélas, arrive — le dévoilement d’un problème devant tous, semble devenu une panacée ; oubliant l'importance du secret.

*

Ce n’est pas pour rien que Jésus parle de lier et de délier. La connaissance de la faute, commise, ou subie ; cette connaissance lie, crée un lien, et en l’occurrence très fort. Un lien qui s’apparente à une vulnérabilité partagée : (ex. : crime guerre avoué, parfois très tard… Difficile à pardonner. Ce qui n’empêche pas qu’on a parfois plus de peine à pardonner une offense personnelle qui n'a pas une telle gravité !).

Le secret qui cache le traumatisme — qu’il ait un rapport ou non avec une faute, d’ailleurs, — ; ce secret est un rempart protecteur. Celui qui se le voit confier a dès lors noué un lien avec celui dont il partage ce secret. Et c’est redoutable pour les deux.

C’est redoutable si la confiance est totale et fiable, avec compassion, amour, partage désintéressé du secret. C’est encore plus redoutable si cette qualité de confiance, cette fiabilité, n’est pas là. Celui qui se confie pourrait percevoir alors le fait qu’il s’est mis à la merci de celui qui dès lors, sait. Où le lien peut devenir tout autre, jusqu’à de la haine.

Pensons au cas où celui qui se confie perçoit dans l’œil de celui qui l’écoute un brin d’ironie, ou de mépris, ou de dégoût. Pensons aussi à un écoutant qui n’est pas sans désir de se faire valoir au dépens du « fautif ». Voilà un lien qui peut bien tourner à la haine.

Voilà donc des liens qui se créent avec un tout éventail de significations possibles. Alors, dit Jésus, seul à seul, et si l’on sait déjà : si ton frère a péché contre toi. Ou si l’on a le privilège redoutable d’avoir été choisi pour une confidence. Seul à seul, ou si la situation l'exige, deux ou trois. Éviter à tout prix le recours ultime au dévoilement public, en sachant — Jésus revient aux deux ou trois — qu’en lui est le pouvoir de délier le pécheur et de lier le péché.

À quoi s’ajoute ainsi la vertu infiniment supérieure de la réconciliation : parlant à nouveau de deux ou trois, Jésus donne finalement cette parole d’une portée inouïe — au cœur de l’accord et de la réconciliation, cette fois : « là où deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux » !

La suite du texte donnera des indications sur ce pouvoir : jusqu’à combien de fois pardonnerai-je ? demandera Pierre juste après. Sans limite répond Jésus, qui ajoute une parabole signifiant : mettez-vous à la place de celui qui est en dette, notamment à votre égard. Bref : et si le frère qui a péché, c’était moi ?… Celui qui me prend seul à seul, celui qui a le pouvoir de me délier — n’est nul autre que Jésus.

Où tout le propos se retourne, en ces termes, ceux d’une prière : « Jésus, je suis ton frère qui ai péché contre toi, je suis la centième brebis, et tu me reprends, seul à seul… »


RP, Châtellerault, 06/09/20
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